Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer
occuperons qu'en passant de sa vie politique et militaire, et qu'autant qu'elle se ralliera à notre sujet; mais il est essentiel d'examiner quelles étaient les femmes avec lesquelles il avait été en relation jusqu'à l'époque du mariage de madame de Sévigné et lorsqu'il porta ses vues sur elle.
Rien ne prouve mieux que le détail de son premier amour le respect que les jeunes gens de ce temps avaient pour les femmes, et les changements qui se sont introduits dans les moyens employés pour leur plaire. Bussy se montra dès son entrée dans le monde dissipateur et déréglé dans sa conduite. Il abusa de la procuration qui lui fut donnée pour assister au conseil de famille relatif
à la nomination d'un tuteur pour sa cousine Marie de Rabutin-Chantal; et par une ruse coupable, il arracha, au moyen de cette procuration, au médecin Guinaut trois cents pistoles sur une somme plus forte que son père avait confiée à ce dernier139. Bussy dépensa cette somme en débauches; puis il se battit ensuite en duel pour des causes très-légères. Tous ces faits n'annonçaient pas un jeune homme scrupuleux et timide auprès des femmes. Cependant, en 1638, et alors âgé de près de vingt ans140, se trouvant en garnison à Guise, une jeune veuve de qualité, fort belle, brune, qui comptait environ vingt-cinq ans, et la fille d'un bourgeois de la ville, beaucoup plus jeune et très-jolie, devinrent toutes deux les objets de ses attentions particulières, et il paraissait être bien accueilli de l'une et de l'autre. Il décrit très-bien l'hésitation et la timidité d'un premier amour, et toutes les délices d'un premier succès141. Nous ne le suivrons pas dans ces récits; mais nous n'omettrons pas de rapporter ses tentatives infructueuses auprès de mademoiselle de Romorantin, parce qu'elles font connaître les mœurs relâchées de la haute société de cette époque, et les dangers où se trouvait exposée une jeune femme telle que madame de Sévigné, au milieu d'un tel monde.
Bussy avait conduit son régiment en garnison à Aï. Il l'y laissa, et se rendit à Châlons en Champagne pour rendre ses devoirs à François de l'Hospital, connu alors sous le nom de du Hallier142, et qui fut depuis maréchal de France. Il commandait alors dans la province. Bussy vit chez lui pour la première fois mademoiselle de Romorantin, blonde, petite, mais d'une beauté éblouissante; il en devint aussitôt amoureux. Mademoiselle de Romorantin était la fille de madame du Hallier. Bussy dit de cette dame qu'elle avait eu des enfants de beaucoup de gens, et pas un légitime. En effet, madame du Hallier était cette Charlotte des Essarts, comtesse de Romorantin, célèbre par ses liaisons avec Henri IV, et qui surpassait en beauté toutes ses autres maîtresses143; elle eut du roi deux filles, toutes deux légitimées. Elle vécut ensuite avec Louis de Lorraine, cardinal-duc de Guise, et archevêque de Reims. Elle en eut cinq enfants. On prétendit (et cette prétention fut portée par la suite devant les tribunaux) qu'il y avait eu un mariage secret entre elle et le cardinal de Guise, par dispense du pape. Du Hallier, intéressé à prendre la chose sur ce pied, la reconnut, dans son contrat de mariage, comme veuve de ce prince; mais, avant d'épouser du Hallier, elle avait vécu avec de Vic, archevêque d'Auch. Ce fut une singulière destinée que celle de du Hallier. D'évêque de Meaux, il devint maréchal de France; et de deux femmes qu'il épousa successivement, la première avait été la maîtresse d'un roi et de deux archevêques; et la seconde, simple lingère dans sa jeunesse, se maria en troisièmes noces à un abbé commendataire, précédemment roi de Pologne (Jean-Casimir)144. Ces contrastes en disent plus sur les effets des révolutions d'État et des guerres civiles, et sur les déréglements des mœurs pendant les deux règnes qui précédèrent celui de Louis XIV, que des volumes entiers d'histoire.
Bussy nous apprend qu'il était parent de madame du Hallier, et il parle en ces termes de l'accueil qu'elle lui fit: «Quelque vieille que fût madame du Hallier, elle aimait à rire et à faire bonne chère; et comme elle se faisait assez de justice pour croire que cela ne suffisait pas pour retenir la jeunesse auprès d'elle, elle prenait soin d'avoir toujours la meilleure compagnie de la ville et les plus jolies femmes dans sa maison. Elle me trouvait, à ce qu'elle disait, un garçon de belle espérance, et digne de sa nourriture; et, me voyant de l'inclination à la galanterie, elle me faisait souvent des leçons qui m'auraient dû donner de la politesse. Son grand chapitre était les ruses des dames et leurs infidélités; et je m'étonne qu'après les impressions qu'elle m'en a données, j'aie pu me fier à quelques-unes, et n'être pas le plus jaloux des hommes145.»
Louise de Lorraine, qu'on nommait dans le monde mademoiselle de Romorantin, était la seconde des filles que Charlotte des Essarts avait eues du cardinal de Guise, toutes deux reconnues par leur père. Bussy remarque que madame du Hallier ne manquait jamais l'occasion de rappeler à mademoiselle de Romorantin qu'elle était née princesse; et il dépeint cette jeune personne comme naturellement enjouée, permettant de grandes libertés dans la conversation, et à qui on pouvait tout dire, pourvu que les paroles fussent décentes.
Avec deux femmes de ce caractère, Bussy crut qu'il lui serait facile de mettre à profit les leçons qu'il avait reçues de sa veuve. Il avait débuté à Guise par une double conquête, ce qui lui avait donné la présomption de croire qu'aucun cœur de femme ne pouvait lui résister. Mais il fut cette fois trompé dans ses espérances. Quoique mademoiselle de Romorantin fût plus jeune que lui146, elle avait déjà beaucoup plus d'usage du monde et de pénétration. Sa fierté naturelle, celle qu'elle tirait de sa naissance et du rang de son beau-père, éloignait d'elle jusqu'à la pensée qu'elle pût se rendre coupable d'une faiblesse: elle était d'ailleurs soigneusement gardée par sa mère, et la surveillance d'une femme aussi expérimentée ne pouvait être facilement déjouée. «Je lui rendais, dit Bussy, plus de devoirs, comme à ma maîtresse, que je n'eus fait à une reine que je n'eusse point aimée… Je l'appelais mademoiselle,… elle m'appelait son cousin… Elle était assez bonne princesse pour moi… Elle en faisait assez pour m'empêcher de la quitter, n'en faisait pas assez pour que je fusse content. J'avais de quoi satisfaire la vanité d'un Gascon, mais pas assez pour remplir les desseins d'un homme fort amoureux, et qui va au solide147.»
Un heureux hasard, ou plutôt un heureux succès, semblait aider Bussy à sortir de cette situation pénible. Il s'était lié d'une étroite amitié avec un nommé Jumeaux, de la maison de Duprat, capitaine de cavalerie, beau, jeune, bien fait, brave, gai, spirituel, et, comme lui, en quartier d'hiver en Champagne. Selon l'usage de ces temps, ces deux amis n'avaient qu'un même lit, et se confiaient mutuellement leurs secrets. Bussy avait donc fait confidence de son amour pour mademoiselle de Romorantin à Jumeaux, et il avait persuadé à celui-ci de choisir aussi, à son exemple, une maîtresse à séduire; même il lui avait épargné l'embarras du choix, en lui désignant une jolie brune de la ville. Jumeaux, qui n'aimait que la vie des camps et la débauche, ne se prêta qu'imparfaitement à ce projet. Pour lui en rendre l'exécution plus facile, Bussy usa de son influence, et fit inviter chez madame du Hallier la maîtresse de son ami. La dame fut sensible aux soins que Bussy se donnait pour elle, et les attribua à l'amour qu'elle crut lui avoir inspiré. Alors, comme rien ne s'y opposait, elle se livra au penchant de son cœur, qui l'entraînait vers Bussy. Les chagrins que causait à Bussy l'inutilité de ses efforts auprès de mademoiselle de Romorantin suggérèrent à Jumeaux l'idée de le consoler, en le laissant libre d'aimer celle qui le préférait à lui. Bussy était trop amoureux pour pouvoir profiter entièrement de la générosité de Jumeaux; mais il consentit cependant à ce qu'il proposait, dans l'espérance que la jalousie produirait quelques effets heureux pour son amour sur mademoiselle de Romorantin, et que la crainte de le perdre la forcerait, pour n'être pas abandonnée, à se montrer plus facile à son égard.
Ce fut tout le contraire; et elle le désespéra en lui avouant, dans une explication qui fut le résultat de son changement de conduite, qu'elle s'était sentie de l'inclination pour lui; mais en même temps elle lui déclara qu'un cœur capable de se partager était indigne d'elle. «Et souvenez-vous, dit-elle, mon cousin, que le peu de douceurs que vous aviez près de
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BUSSY,
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BUSSY,
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BUSSY,
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BUSSY,
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Voyez TALLEMANT,
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ANSELME,
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BUSSY,
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