Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1 - Charles Athanase Walckenaer


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type="note">122. Il fut aussi introduit à l'hôtel de Rambouillet, et se lia intimement avec Ménage et Chapelain; il eut toujours une haute opinion de leur savoir et de leur talent. On voit que ses sociétés, ses admirations, ses affections, étaient les mêmes que celles de madame de Sévigné. Les éloges que dans la suite Boileau donna à ses vers123 ne purent lui faire pardonner ceux que le satirique décocha contre ses amis, et surtout contre Chapelain124. Ce fut encore une sympathie de plus avec madame de Sévigné. Aussi conserva-t-elle toujours Segrais comme ami. Dans les premiers temps de leur connaissance, il aspira comme tant d'autres à un autre titre. Il était presque du même âge qu'elle, et fort aimable125. Un jour, il perdit une discrétion en jouant avec elle, et lui adressa ce madrigal impromptu, qui depuis a été imprimé dans ses œuvres126:

      Vous m'avez fait supercherie:

      Faites-moi raison, je vous prie,

      D'une si blâmable action.

      En jouant avec vous, jeune et belle marquise,

      Je n'ai cru hasarder qu'une discrétion,

      Et m'y voilà pour toute ma franchise.

      Mais qu'ai-je fait aussi? Ne savais-je pas bien

      Qu'on perd tout avec vous, et qu'on n'y gagne rien?

      Nous venons de faire connaître une partie de ceux qui, admis dans la société intime de madame de Sévigné durant les premières années de son entrée dans le monde, ne déguisèrent pas le désir qu'ils avaient de l'aider à se venger des indignes procédés de son mari. Passons à ceux d'un rang plus élevé.

      CHAPITRE VII

      Influence de l'éducation et des préjugés de rang et de naissance sur le sentiment de l'amour.—Différences entre le siècle de Louis XIV et le nôtre sous ce rapport.—Des personnages de la haute classe qui firent leur cour à madame de Sévigné.—Du prince de Conti.—De Turenne.—Du marquis de Noirmoutier.—De Servien.—De Fouquet.—Du comte du Lude.—Sa passion pour madame de Sévigné.—Ce que Bussy a dit de la nature de leur liaison.—De Bussy.—Toute sa vie se trouve liée à celle de madame de Sévigné.—Nécessité de la connaître.—Portrait de Bussy.—Son caractère.—Désordres de sa jeunesse.—Ses premières aventures galantes.—A Guise avec une jeune veuve.—Il va à Châlons.—Devient amoureux de mademoiselle de Romorantin.—Sa liaison avec une bourgeoise de la ville.—Dernière conversation de Bussy avec mademoiselle de Romorantin.—Ce qu'elle devint depuis.—Suite et fin de la liaison de Bussy avec la bourgeoise de Châlons.—Bussy va en garnison à Moulins.—Son intrigue avec une comtesse.—Il devient amoureux d'une de ses parentes.—Se montre délicat et généreux envers elle.—Son père s'oppose au mariage qu'il veut contracter.—On le marie avec mademoiselle de Toulongeon.—Il revoit sa parente mariée.—Renoue sa liaison avec elle.—Il devient amoureux d'une autre parente, dont il n'obtient rien.—Il devient amoureux de sa cousine Marie de Rabutin-Chantal aussitôt après qu'elle fut mariée au marquis de Sévigné.—Il regrette de ne l'avoir pas épousée, et forme le projet de la séduire.

      L'homme change par la civilisation; et à mesure qu'elle se complique on voit s'altérer en lui jusqu'à ces penchants irrésistibles que le Créateur lui a donnés pour l'accomplissement de ses fins les plus universelles. L'amour même, cette loi générale de tous les êtres vivants, cette grande nécessité de la création, se modifie selon l'état des sociétés humaines, et subit aussi les conséquences des révolutions qu'elles éprouvent. Dans les premiers âges des nations, l'objet de toutes les pensées, le but de toutes les ambitions, c'est la satisfaction des besoins physiques; chez les peuples depuis longtemps civilisés, familiarisés avec le luxe et les arts, le cœur et l'imagination se créent d'autres éléments de bonheur, des jouissances d'un autre ordre; et les rapports entre les deux sexes s'imprègnent de toutes les conditions auxquelles l'existence est soumise, et sans lesquelles elle devient un fardeau insupportable. L'amour alors a besoin, pour naître, de la conformité d'idées, de sentiments, qui résultent du même genre de vie, des mêmes habitudes; et, parmi ceux que la fortune a dispensés de tous soins matériels, les causes morales qui le produisent sont plus énergiques que les causes physiques. C'est dans l'âme et non dans les sens que s'allume d'abord le foyer de cette passion. Les beaux traits, les charmes ravissants d'une femme de la classe inférieure, commune dans son langage, ignoble dans ses manières, pourront bien exciter, pour quelque temps, le désir de celui qui a été habitué à rechercher dans celle qu'il aime tout ce qu'il estime le plus dans lui-même; mais jamais ils ne feront naître cette passion qui nous fait vivre en autrui, qui transporte notre existence tout entière dans l'objet aimé.

      C'est pourtant à la confusion des rangs, au nivellement des diverses classes de la société, qu'est dû ce débordement de mœurs qui prévalut en France dans le dix-huitième siècle. Lorsque les plus grands seigneurs eurent mis leur amour-propre à ne pas se distinguer, par leurs manières et leurs façons de vivre, de l'artiste et de l'homme de lettres; lorsque les femmes des financiers, des marchands opulents, n'offrirent plus de différence par leur éducation, par leur habillement, avec les dames du plus haut rang; quand l'égalité fut reconnue entre tous les gens du monde comme une condition essentielle aux relations sociales, alors disparurent tous les obstacles qui s'opposaient à la réciprocité des sentiments. La politesse, l'instruction, le savoir-vivre, les déférences mutuelles, la liberté du discours, tout fut égal entre des personnes qui présentaient d'ailleurs tant d'inégalités sous les rapports du rang, de la naissance et de la fortune. Bien plus, tant d'admiration fut prodiguée aux talents agréables, qu'on mit dans les plus hautes classes de l'orgueil à y exceller. Dès lors il ne dut plus y avoir de conquête trop relevée pour un musicien ou un danseur; c'était le maître qui consentait à se livrer à son élève.

      Il n'en était point ainsi du temps de madame de Sévigné. Les diverses classes de la société se mêlaient entre elles, sans se confondre. Jusque dans la familiarité d'un commerce journalier, elles maintenaient les degrés de subordination, et les nuances de ton et de manières qui les distinguaient aussi sûrement que la diversité de leurs habits. L'inégalité des rangs et des conditions établissait des barrières dont l'amour s'effarouchait, et qu'il cherchait rarement à franchir.

      Ainsi donc, parmi ceux qui aspiraient aux faveurs de madame de Sévigné, les hommes de la cour et ceux de la haute noblesse étaient les seuls qui pouvaient l'attaquer avec avantage, les seuls qui fussent réellement dangereux pour elle. Son humeur libre, gaie, joviale, et sa coquetterie naturelle, firent qu'il s'en présenta plusieurs; et comme nous les retrouvons presque tous au nombre de ses amis les plus dévoués et les plus assidus, il est essentiel de les faire connaître au lecteur.

      Le premier de tous, par son rang et sa naissance, était le prince de Conti, frère du grand Condé. Moins habile que lui sur le champ de bataille, il était auprès des femmes plus spirituel et plus aimable, et obtint auprès d'elles plus de succès, quoiqu'il fût contrefait127.

      Le grand Turenne eut toujours pour les femmes le penchant le plus décidé; et ses instances auprès de madame de Sévigné furent assez vives pour la forcer de se dérober à ses visites, devenues trop fréquentes pour ne pas la compromettre128. On trouve aussi dans cette liste le marquis de Noirmoutier et le comte de Vassé, qui se battit en duel, en 1646, avec le comte Rieux de Beaujeu, capitaine de cavalerie dans le régiment de Grancey129. Il faut ajouter encore les deux surintendants des finances Servien et Fouquet, surtout ce dernier, pour lequel madame de Sévigné fit voir un attachement si sincère et si vif dans sa disgrâce.

      Mais tous ces amants n'osèrent concevoir l'espoir de réussir auprès de madame de Sévigné qu'après qu'elle eut perdu son mari; tandis que le comte du Lude et Bussy-Rabutin voulurent surprendre son inexpérience aussitôt après son mariage, et cherchèrent à tirer parti, au profit de l'amour, des justes mécontentements de l'hymen.

      Le


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<p>123</p>

BOILEAU, Art poétique, chant IV, t. II, p. 300, édit. de Saint-Surin.

<p>124</p>

Segraisiana.—SEGRAIS, Œuvres, t. II, p. 64.

<p>125</p>

Vie de Segrais, dans ses Œuvres, édit. de 1755, t. I, p. 1.—Ibid.Segraisiana, t. II, p. 107.—SÉVIGNÉ, Lettres en date du 5 mai 1689, t. VIII, p. 462, et t. I, p. 301; t. II, p. 45; t. IV, p. 478; t. V, p. 344.

<p>126</p>

SEGRAIS, Œuvres, 1755, t. I, p. 274.—Diverses Poésies de Jean REGNAUT DE SEGRAIS, gentil-homme normand; Paris, chez Antoine Sommaville, 1659, in-12, p. 78.—SEGRAIS, Poésies, 3e édit., p. 278.

<p>127</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. I, p. 17; lettre de Bussy en date du 16 juin 1654.

<p>128</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. I, p. 42; lettre de Bussy en date du 7 octobre 1655.

<p>129</p>

BUSSY, Mém., t. I, p. 113, édit. in-12, p. 141 de l'édit. in-4o.—TALLEMANT DES RÉAUX, Mém. mss., in-folio, p. 566 et 567.