Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1 - Charles Athanase Walckenaer


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dansait avec une grâce remarquable, maniait un cheval avec une hardiesse et une dextérité merveilleuses, et était habile à l'escrime. A toutes ces qualités du corps il joignait encore celles de l'esprit130; c'était un des hommes de France dont on citait le plus de bons mots. On ne doutait point de son courage; il en avait donné des preuves dans plusieurs combats singuliers; mais la douceur de son caractère et son naturel enclin à la mollesse lui donnaient de l'éloignement pour les fatigues et les violences de la guerre. Ce fut la faveur du monarque plutôt que ses exploits et ses services qui le portèrent successivement jusqu'aux premiers grades militaires. Il fut par la suite nommé grand maître de l'artillerie, puis créé duc; par héritage et par le revenu de ses charges, il se vit possesseur d'une immense fortune131. Il aimait le plaisir, et s'était acquis auprès des femmes cette sorte de réputation qui se concilie les bonnes grâces de toutes, parce qu'elle suppose plus de vivacité dans l'attaque, plus d'excuses dans la défaite, plus de gloire dans la résistance. Ce qui contribuait à lui conserver la bienveillance générale du beau sexe, c'est que, quoique volage en amour, il n'était jamais perfide. Il n'aimait pas longtemps, mais il aimait fortement; souvent ses larmes témoignaient de la violence et de la sincérité de sa passion, et attendrissaient celles que ses séductions n'avaient pu fléchir. Il portait jusque dans les déréglements de la volupté les sentiments d'un homme juste. Souvent infidèle, jamais il ne cherchait à se venger d'une infidélité; toujours discret et modeste dans ses triomphes, il prenait autant de soin pour ménager la réputation des femmes qu'il avait autrefois aimées, que de celles dont l'intérêt présent de son amour lui faisait un devoir de cacher les écarts à la malignité publique132.

      Si sa passion pour madame de Sévigné fut connue, ce fut par le coupable libelle de Bussy. Cette publicité fit que madame de Sévigné plaisantait de cet amour longtemps après dans une lettre à sa fille. Cette lettre nous apprend que les deux mariages que le comte du Lude contracta successivement dans le cours de sa vie ne firent point cesser ses intrigues galantes. Madame de Coulanges fut au nombre de celles dont il parvint à se faire aimer133.

      Bussy est forcé de rendre hommage à la vertu de sa cousine. Il avoue qu'elle sut résister à l'amour du comte du Lude; mais en même temps, comme il fallait que l'animosité qui guidait sa plume se satisfit, il prétend que le comte du Lude n'a pas mis assez de constance dans ses poursuites, et qu'au moment même où il tourna ses vœux d'un autre côté madame de Sévigné inclinait à se rendre.

      Bussy était bien convaincu du contraire de ce qu'il écrivait, et lui-même s'est reproché ces lignes coupables, et les a démenties avec l'expression du plus sincère repentir. Il savait d'ailleurs qu'il était alors pour sa cousine un séducteur autrement dangereux que le comte du Lude. Madame de Sévigné n'a eu en effet avec aucun homme des rapports aussi longs, aussi multipliés qu'avec Bussy-Rabutin, et, si on excepte son mari et son tuteur, des rapports aussi intimes. Nul ne l'a si longtemps et constamment aimée; nul ne l'a louée aussi souvent et plus sincèrement; nul n'a eu pour son esprit une admiration plus grande, pour sa vertu une estime plus profonde; nul ne lui a inspiré des sentiments plus tendres et ne lui a causé des peines plus amères.

      La vie de Bussy-Rabutin se trouve presque constamment liée à celle de madame de Sévigné. La correspondance qu'elle a entretenue avec lui est la seule, de toutes les correspondances qui la concernent, qui nous reste entière; car nous n'avons point les réponses de nombreuses lettres qu'elle adressa à sa fille, tandis que Bussy a eu grand soin de nous conserver les lettres qu'il a reçues de sa cousine et celles qu'il lui a écrites. Il est donc nécessaire, pour notre sujet, de bien faire connaître Bussy et de raconter la suite de ses aventures galantes avant qu'il fût devenu amoureux de madame Sévigné et qu'il eût employé pour en triompher tout l'art d'un séducteur expérimenté, et peu délicat sur le choix de ses moyens. Il faut aussi rechercher quel était alors l'état de sa fortune, son rang et sa position dans le monde, les motifs d'intérêts ou d'ambition qui le faisaient agir.

      A l'époque du mariage de madame de Sévigné, quels que fussent les qualités brillantes et les avantages que réunissait le comte du Lude, il était cependant, sous bien des rapports, inférieur à Bussy. Celui-ci, relativement à l'ancienneté et à l'illustration de sa naissance, n'avait rien à lui envier, et lui était supérieur par son rang et ses services personnels. Le comte du Lude n'avait alors fait qu'une seule campagne comme volontaire. Il semblait avoir renoncé à la guerre, et n'avait aucun grade dans l'armée; tandis que Bussy, au contraire, avait commencé dès l'âge de seize ans une carrière militaire aussi brillante que rapide134. Il avait combattu avec gloire sous le duc d'Enghien, et mérité les éloges de ce jeune et grand capitaine. Il avait été nommé colonel à vingt ans, et on lui avait confié le commandement du régiment de son père. Par la mort de celui-ci il se trouvait, au temps dont nous parlons, c'est-à-dire à vingt-six ans, lieutenant de roi du Nivernais135, et de plus revêtu de la charge de capitaine lieutenant des chevau-légers du prince de Condé, qu'il avait achetée. L'année suivante il fut nommé conseiller d'État. A trente-cinq ans il était déjà lieutenant général et mestre de camp de la cavalerie légère. Quant aux facultés de l'esprit, Bussy avait encore une grande supériorité sur le comte du Lude; malgré les brillantes reparties de ce dernier. Une ode de Racan, adressée au père de Bussy, avait inspiré au fils, à sa sortie du collége, un goût vif pour les belles-lettres136; et au milieu des camps, de la cour et du monde, il s'y appliqua avec assez de succès pour que par la suite personne ne crût que l'Académie Française lui eût fait une faveur en l'admettant dans son sein. Il a peut-être été trop loué par la Bruyère, qui louait si peu; il a peut-être eu de son vivant une réputation littéraire exagérée; mais on ne peut disconvenir qu'il ne soit un écrivain spirituel, élégant et pur, et ce mérite l'emporte sur celui de diseur de bons mots. Sous les rapports physiques, relativement aux avantages extérieurs, il avait encore une plus grande supériorité sur son rival. Sa taille était majestueuse, ses yeux grands et doux; son nez tirait sur l'aquilin; sa bouche était bien faite, sa physionomie ouverte et heureuse; ses cheveux blonds, déliés et clairs137. Sa position à l'égard de madame de Sévigné favorisait ses desseins sur elle, et faisait qu'avec des armes égales il était difficile de lutter avec lui. Il jouissait auprès de sa cousine de privautés qu'excepté son mari, elle ne pouvait accorder à aucun autre homme, puisqu'il n'y en avait pas d'autre qui fût son parent d'aussi proche.

      Dans ce siècle, c'eût été aux yeux de tous un sujet de blâme, une sorte d'aberration morale, une manière de penser basse et vulgaire, que de n'être pas sensible aux avantages de la naissance. Plusieurs passages des lettres de madame de Sévigné, durement tancés par un de ces ignorants commentateurs qui n'ont étudié l'histoire que dans les carrefours et le cœur humain que dans les tabagies, nous prouvent que, malgré son bon sens naturel et sa philosophie si vraie, et quelquefois si profonde, madame de Sévigné était fortement imbue des opinions que de son temps on nommait de nobles sentiments, un orgueil légitime, et que dans le nôtre nous avons taxées de préjugés ridicules et de vanités puériles. L'esprit de famille, si puissant alors, secondait fortement les inclinations de notre jeune veuve pour son cousin, et la rendait fière de toutes les qualités qui brillaient en lui et de tous les succès qu'il obtenait. Il était en effet le seul héritier du nom des Rabutins; ce nom ne pouvait plus se perpétuer que par ce dernier et unique rejeton de la branche cadette138, puisque la branche aînée n'était représentée que par madame de Sévigné, et se trouvait perdue dans la maison avec laquelle elle s'était alliée.

      Bussy chercha à mettre à profit tous ces avantages pour séduire sa cousine, et y joignit même la perfidie. Il se vengea par un moyen plus cruel encore de n'avoir pu réussir; et il ne dut enfin qu'au bon naturel de celle à qui il aurait pu inspirer de l'amour, de pouvoir conserver avec elle un commerce amical, qui était devenu nécessaire à tous deux.

      Mais pour Bussy, il en fut toujours ainsi:


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<p>130</p>

Ménagiana, t. I, p. 205.

<p>131</p>

SÉVIGNÉ, édit. de Monmerqué, 1820, in 8o, t. V, p. 343, note B.—DANGEAU, Journal des 30 et 31 août 1685, t. I, p. 71, édit. 1830.

<p>132</p>

BUSSY-RABUTIN, Hist. amoureuse des Gaules, édit. 1754, t. I, p. 260 à 262, et p. 42 de l'édit. de Liége.

<p>133</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. VI, p. 157, édit. Monm., lettre du 1er mars 1680, no 716.

<p>134</p>

BUSSY, Mémoires, édit. 1721, t. I, p. 2, 6, 13, 19, 23, 41, 43, 94, 96 et 105.—Ibid., Hist. amour. des Gaules, édit. 1754, t. I, p. 160; édit. de Liége, p. 43.

<p>135</p>

BUSSY, Discours à ses Enfants, édit. 1694, p. 184, 207-211, t. III des Mémoires, p. 272, 280 et 281; Mémoires, t. I, p. 93, 94, 96, ou édit. 1696, in-4o, t. I, p. 130.—D'OLIVET, Hist. de l'Académie, in-4o, ou t. II, p. 212.

<p>136</p>

BUSSY, Discours à ses Enfants, 1694, in-12, p. 175; Mémoires, 1721, t. I, p. 268.—D'OLIVET, Hist. de l'Académie, 1709, in-4o, ou t. II, p. 250.

<p>137</p>

BUSSY, Amours des Gaules, p. 18; Hist. am. des Gaules, 1654, in-12, t. I, p. 283.

<p>138</p>

Généalogie des Rabutins, dans les Lettres inédites, 1819, p. 18.