Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1 - Charles Athanase Walckenaer


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la veille même du jour où Bussy partit de Paris pour se rendre à l'armée, à la fin de mars 1646164. Bussy, un an avant, avait, en commun avec Jumeaux, écrit une autre lettre en vers à Lenet. Dans cette lettre, datée du camp d'Hailbron, il l'appelle son bon ami165, et dans ses Mémoires il lui reproche de l'avoir délaissé dans sa disgrâce, sans qu'il lui eût fourni aucun sujet de plainte166: mais le refroidissement de leur amitié a dû commencer lorsque Bussy eut abandonné le parti du prince de Condé, auquel Lenet resta attaché dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Jeune et sans expérience, Lenet se jeta dans les intrigues de la Fronde; et, comme beaucoup d'autres, ne sachant pas prévoir les événements, il ne les appréciait qu'après qu'ils étaient accomplis, et ne s'apercevait des fautes qu'il commettait qu'après qu'il n'était plus temps de les réparer. Il faut que, même bien après ces temps de trouble, il se soit mêlé à quelques intrigues qui lui attirèrent la disgrâce du roi; car en 1669 il fut exilé à Quimper-Corentin, et en s'y rendant il passa deux jours au château de Riée, en Poitou, chez le comte d'Hauterive, qui chercha, mais en vain, à le réconcilier avec Bussy, son ami167. Lenet plaisait beaucoup à madame de Sévigné; et lorsqu'il mourut, elle le regretta vivement168. Il fut un de ceux qui, par sa gaieté, souvent grotesque, contribuèrent aux joies de sa jeunesse169. «Vous aurez vu Larrei (écrit-elle à sa fille, de cette même solitude des Rochers où quarante-trois ans auparavant elle avait reçu l'épître en vers dont nous venons de citer quelques passages); c'est, je crois, le fils de feu Lenet, qui était attaché à feu M. le Prince, et qui avait de l'esprit comme douze. J'étais bien jeune quand je riais avec lui170.» Et dans une autre lettre à Bussy, postérieure encore à celle dont nous venons de faire mention, elle dit: «J'ai vu ici M. de Larrei, fils de notre pauvre ami Lenet, avec qui nous avons tant ri; car jamais il ne fut une jeunesse plus riante que la nôtre de toutes les façons171.» Madame de Sévigné ignorait encore alors que Bussy avait été tout à fait brouillé avec Lenet, ou peut-être pensait-elle que la mort de ce dernier avait dû effacer le souvenir de ses torts, s'il en avait eu. Dans tous les cas, elle dut être désagréablement affectée de la réponse qui lui fut faite par Bussy, qui lui disait que ce Lenet, avec qui ils avaient tous deux tant ri, était homme sans jugement et sans probité172. L'orgueil excessif de Bussy lui inspirait de la haine et de la rancune contre ceux qui l'avaient offensé, ou dont il croyait avoir à se plaindre; et il faut se tenir en garde contre le venin âcre et mordant de sa plume, souvent calomniatrice. Toutefois, Gourville, dans ses Mémoires, donne des détails sur la manière dont Lenet gérait les affaires du prince, qui paraissent appuyer la plus grave des accusations de Bussy contre lui173.

      Le dévouement de Lenet pour la maison de Condé, qui avait produit sa rupture avec Bussy, était dans les mœurs du temps. Lorsque après la paix de Bordeaux, en 1650, Lenet se présenta devant la reine pour lui offrir ses respects, Anne d'Autriche, qui en traitant avec les révoltés n'avait cédé qu'à la nécessité, ne put en le voyant s'empêcher de dire, de manière à être entendue: «Que ne devrait-on pas faire à des gens qui sortent d'une ville rebelle, et s'en vont tout droit à Stenay vers madame de Longueville et M. de Turenne?» (Tous deux étaient alors dans le parti opposé au gouvernement.) Lenet eut le courage de relever ces paroles, et de supplier la reine de ne pas confondre avec des brouillons, qu'on ne peut assez châtier, ceux qui, accablés d'obligations, ne sauraient prendre un autre parti que de servir les princes à qui ils sont redevables. Il lui rappela l'exemple de Marie de Médicis, persécutée par Richelieu, et termina en disant: «Songez, madame, que par le discours qu'il vous a plu de faire vous permettez à toutes vos créatures de vous abandonner, si jamais vous venez à être persécutée sous le nom du roi votre fils.» Sa réponse fut approuvée de toute la cour; et mademoiselle de Montpensier, alors dans le parti de Mazarin, lui en témoigna son admiration. «J'aime, dit-elle, les gens qui ne ménagent ni biens, ni vie, ni fortune, pour sauver ceux à qui ils se sont donnés174.» Ces sentiments étaient alors ceux de tous les gens d'honneur. La dette de la reconnaissance ne peut admettre aucun doute; tandis que dans les conflits politiques il est facile de faire plier la raison d'État au gré de ses intérêts et de ses passions. Nous aurons bientôt occasion de voir que c'étaient ces habitudes, ces préjugés d'honneur, ces grandes inégalités des rangs et des conditions, la subordination établie en raison de la dépendance, qui rendaient les partis si faciles à former, si faciles à apaiser. Toutes leurs forces se trouvaient concentrées sur un petit nombre de têtes principales. Elles étaient donc en peu de temps réunies, et aussi, par la même raison, promptement dispersées.

      Madame de Sévigné, dans une de ses lettres à Bussy, dit que Larrei l'avait étonnée en lui contant comme son père avait dissipé tous ses grands biens, et qu'il n'en avait rien eu175. Bussy lui répondit: «Lenet était né sans biens; il en avait volé à Bordeaux en servant M. le Prince; il en mangea une partie, et M. le Prince lui reprit l'autre176.» Il est difficile de croire qu'un homme qui devint procureur général au parlement de Dijon, puis fut nommé par la régente, en 1649, intendant de justice, de police et de finances à Paris, fût né sans biens, ou qu'il n'ait pu en acquérir légitimement. Au reste, ces explications entre Bussy et sa cousine, sur un ami de leur jeunesse, avaient lieu vingt ans après la mort de ce dernier, qui précéda de beaucoup la leur. Lenet mourut à Paris, le 3 juillet 1671.

      La campagne que Bussy fit en 1646 marque l'époque la plus brillante de sa vie militaire. Il servit dans l'armée de Flandre, d'abord commandée par Gaston, duc d'Orléans, oncle du roi, et ensuite par le duc d'Enghien. Trois maréchaux de France se trouvaient à cette armée; et Bussy y donna de telles preuves de talent et de valeur, qu'il mérita les éloges du duc d'Enghien. Aussi n'eut-il rien de plus pressé que d'écrire à sa cousine une lettre datée du camp de Hondschoote, lettre qu'il a insérée en entier dans son Discours à ses Enfants. «J'écrivis alors, leur dit-il, le détail de la campagne à votre tante de Sévigné, mes enfants, dans une lettre moitié vers et moitié prose; et comme elle lui plut, je crois que vous serez bien aise de la voir177

      Dans cette lettre, il raconte en vers la prise de Courtray et de Berg-Saint-Winox, qui fut bientôt suivie de celle de Mardick, de Furnes, de Dunkerque. Mais comme c'est au siége de Mardick que Bussy se distingua principalement, et qu'il reçut les éloges du duc d'Enghien, c'est aussi à ce siége qu'il s'arrête le plus longtemps.

      Mais enfin Saint-Winox, privé de tout secours,

      Ne dura pas plus de deux jours:

      Et de là de Mardick nous fîmes l'entreprise.

      Si je voulais tous faire le portrait

      Des hasards que courut le prince avant la prise,

      Je n'aurais jamais fait.

      Ce fut là que, pour mon bonheur,

      L'ennemi rasant la tranchée,

      Devant ce prince j'eus l'honneur

      De tirer une fois l'épée.

      Ce fut en cette occasion

      Qu'il fit lui-même une action

      Digne d'éternelle mémoire;

      Et que, m'ayant d'honneurs comblé,

      Il se déchargea de la gloire

      Dont il se trouvait accablé.

      «Je ne vous saurais dire, ma chère cousine, combien monsieur le Duc prôna le peu que je fis en cette sortie; mais ce qui la rendit plus considérable, ce furent les choses qu'il y fit et la mort ou les blessures de gens de qualité qui s'y trouvèrent: et tout cela me fit honneur, parce que je commandais.»

      Il


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<p>164</p>

BUSSY, Mémoires, édit. in-12, t. I, p. 166.

<p>165</p>

BUSSY-RABUTIN, Mém., t. I, p. 97; Supplément, partie I, p. 27.

<p>166</p>

SÉVIGNÉ, Lettre du 5 juin 1689, t. VIII, p. 485, édit.—M. BUSSY, Lettre à Corbinelli, du 12 février 1678, t. V, p. 312; Notice sur Lenet, t. LIII, p. 22 des Mémoires sur l'Hist. de France.

<p>167</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, 2 août 1671, t. II, p. 168.

<p>168</p>

BUSSY, Lettres, t. V, p. 114, en date du 8 novembre 1669.

<p>169</p>

SÉVIGNÉ, Lettres à Lenet, publiée par M. Vallet de Viriville, dans la Revue de Paris, 28 décembre 1844.

<p>170</p>

SÉVIGNÉ, lettre en date du 5 juin 1689, no 1070, t. VIII, p. 485.

<p>171</p>

SÉVIGNÉ, lettre en date du 12 juillet 1691, p. 1182, t. IX, p. 457.

<p>172</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. IX, p. 491; Lettre de Bussy, en date du 9 août 1691.

<p>173</p>

GOURVILLE, Mémoires, dans PETITOT, t. LII, p. 442.

<p>174</p>

LENET, Mémoires, dans PETITOT, t. LIV, p. 139.

<p>175</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. IX, p. 457.

<p>176</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. IX, p. 481; lettre de Bussy, en date du 9 août 1691.

<p>177</p>

Discours du comte BUSSY DE RABUTIN à ses Enfants, 1694, in-12, p. 223.—Œuvres mêlées de messire ROGER DE RABUTIN, t. III des Mémoires de BUSSY DE RABUTIN, 1721, in-12, t. I, p. 123; et de l'édit. in-4o, t. I, p. 153.