Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1 - Charles Athanase Walckenaer


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encore dans l'erreur relativement aux sentiments de cette veuve pour lui.—Quelle était cette veuve et sa famille.—Elle avait perdu sa mère dans un âge tendre.—Tristesse qu'elle en ressent.—Elle épouse M. de Miramion.—Devient veuve à seize ans.—Accouche d'une fille.—Madame de Miramion veut se faire religieuse.—Ses parents s'y opposent.—Ils veulent la marier.—Elle demande du temps pour s'y décider.—Bussy forme le projet de l'enlever et d'en faire sa femme.—Ses motifs.—Mesures qu'il prend.—Accompagné d'une escorte, il arrête sa voiture à Saint-Cloud, et se saisit d'elle et de sa belle-mère.—Efforts qu'elle fait pour lui résister.—Il l'emmène avec sa belle-mère.—Il dépose cette dernière en chemin.—Madame de Miramion, dans la forêt de Livry, s'échappe.—Est reprise.—Bussy la conduit dans le château de Launay.—Fermeté de madame de Miramion à l'égard de ses ravisseurs.—Son frère arrive à Sens pour la délivrer.—Bussy la fait reconduire dans cette ville, et s'évade avec son escorte.—Suite de cette affaire.—La justice informe contre Bussy.—Madame de Miramion, interrogée, refuse de le charger.—Le prince de Condé intervient pour faire suspendre les poursuites.—Mauvaise pensée de Bussy contre le frère de madame de Miramion.—Il y résiste.—On cesse les poursuites.—A quelle condition?—Longtemps après, Bussy demande audience à madame de Miramion.—Elle la lui accorde.—Son entrevue avec elle.—Il la sollicite pour obtenir sa protection dans un procès.—Elle lui accorde sa demande.—Éloge de madame de Miramion.—Nombre de ses bonnes œuvres—Ce qu'en dit madame de Sévigné.—L'action de Bussy ne diminue pas son intimité avec madame de Sévigné.—Elle lui donne occasion d'aller demeurer avec elle sous le même toit.

      Bussy, qui n'avait que des filles, désirait contracter un second mariage, espérant par là obtenir un héritier de son nom. Ses parents le pressaient vivement de prendre ce parti. Il cherchait à trouver une femme qui eût de la jeunesse et de la beauté et en même temps de la fortune. Cette dernière condition lui paraissait essentielle pour soutenir dignement son rang à la cour et pour satisfaire ses inclinations pour le plaisir et ses goûts dispendieux. Il s'entretenait fréquemment sur ce sujet avec son oncle le grand prieur du Temple, chez lequel il logeait quand il venait à Paris. Ce fut chez lui qu'il fit connaissance d'un vieux bourgeois nommé Le Bocage, propriétaire d'un domaine considérable, voisin de la commanderie de Launay. Cette commanderie, située dans la commune de Saint-Martin-sur-Oreuse, près de Sens189, servait au grand prieur de maison de campagne pendant la belle saison; son neveu Bussy allait souvent l'y voir, et y séjournait quelquefois plusieurs semaines. C'est par ce voisinage de campagne que s'était formée la liaison entre Le Bocage, Christophe de Rabutin et le comte de Bussy. Instruit du désir que ce dernier avait de trouver une femme riche, Le Bocage lui proposa une veuve jeune, belle, d'une piété et d'une douceur angéliques, et de plus millionnaire190.

      Le Bocage ne la connaissait point personnellement; mais il avait un ami dans lequel la veuve avait, disait-on, beaucoup de confiance: c'était son confesseur, un père de la Merci, nommé le père Clément, moine corrompu, qui cherchait à séduire sa pénitente, et à la livrer à Bussy pour en tirer de l'argent191. Bussy eut une conférence avec lui, et par son moyen il parvint à voir deux fois à l'église la jeune veuve, dont la figure lui parut ravissante. Il n'avait pu ni s'approcher d'elle ni lui parler. Cependant le père Clément l'assura qu'il lui avait plu; mais en même temps il l'avertit qu'elle n'osait rien résoudre sans le consentement de ses parents; et ils voulaient absolument qu'elle épousât un homme de robe. Il conseilla donc à Bussy de ne risquer aucune démarche, et de le laisser faire. Il devait s'adresser à ses principaux parents pour qu'ils consentissent à ce mariage; et en cas de refus il se chargeait de persuader à la jeune veuve d'user du droit qu'elle avait de disposer d'elle-même. Pour cette négociation il demandait de l'argent à Bussy, sous prétexte de séduire les personnes de service auprès de la veuve; et Bussy, complétement sa dupe, lui remit ainsi successivement une somme de deux mille écus. Comme le temps d'entrer en campagne approchait, le père Clément engagea Bussy à ne pas différer son départ pour l'armée. Bussy partit en effet le 6 mai 1648, mais après avoir obtenu de son négociateur la promesse qu'il l'instruirait de tout. Il reçut de lui, trois semaines après son départ, une lettre qui l'instruisait que les parents de la jeune veuve lui étaient contraires, qu'elle n'avait pas la force de leur résister; mais qu'elle désirait que par une violence apparente Bussy lui arrachât un consentement qui se trouverait conforme au vœu secret de son cœur192. Le moine perfide n'avait pu réussir dans ses projets de séduction. Aussitôt qu'il avait essayé d'entamer sa négociation, madame de Miramion l'avait congédié, et avait pris un autre confesseur. Pour s'en venger, il voulut mettre à profit l'audace et la crédulité de Bussy: il lui persuada qu'il avait toujours comme confesseur la confiance de la jeune veuve; et, quelque invraisemblable que fût la fable qu'il imagina pour engager Bussy à l'enlever, Bussy le crut, et se détermina à suivre le conseil qui lui était donné. L'autorité des intendants et des commissaires du roi avait été créée par Richelieu pour s'opposer aux désordres des nobles, qui regardaient comme un des priviléges de leur caste de pouvoir se mettre au-dessus des lois. Cette autorité nouvelle n'était pas tellement affermie, qu'il lui fût toujours possible de prévenir ou de punir les abus auxquels elle était chargée de s'opposer; et les guerres civiles de la Fronde, en affaiblissant le ressort du gouvernement, permirent à la noblesse de retomber dans la licence des anciens temps, qui lui était d'autant plus chère qu'elle lui semblait un signe certain de son antique indépendance. Durant ces temps de trouble, ou pendant les espèces d'interrègne de la régence, les exemples de violence de la part de personnages puissants envers des femmes de la classe inférieure ou de celles qui dans la classe bourgeoise se trouvaient dépourvues de famille et d'appui, étaient d'autant plus fréquents qu'ils restaient presque toujours impunis193. Comme Bussy avait alors toute la faveur du prince de Condé, il lui fit le récit de son affaire, et ne lui cacha rien de ses projets. Cette aventure plut au jeune prince, qui offrit à Bussy de lui donner une commission pour se rendre à Paris, et même de lui remettre le commandement de Bellegarde, une de ses places en Bourgogne, pour se retirer après l'enlèvement. Bussy lui en témoigna sa reconnaissance, accepta la commission, mais refusa l'offre qui lui était faite de la place de Bellegarde; il dit qu'il lui suffisait d'avoir la faculté de conduire sa belle prisonnière à Launay. Cette commanderie avait en effet une espèce de château fort très-ancien, pourvu de hautes et épaisses murailles: on y pénétrait après avoir passé plusieurs ponts-levis.

      Aussitôt que Bussy se fut acquitté de la commission que le prince de Condé lui avait donnée, et qu'il eut terminé toutes ses affaires en cour, il se rendit chez son négociateur, qui lui confirma tout ce qu'il lui avait écrit, et qui l'encouragea dans la résolution qu'il avait prise d'enlever la veuve à sa famille; ne doutant pas, disait-il, que quand elle s'en trouverait séparée, elle ne consentit de son plein gré à épouser Bussy. Rien n'était plus facile à Bussy que de s'assurer avant l'événement des sentiments de la veuve à son égard; et c'est peut-être pour s'excuser de ce que sa présomption ne lui a pas permis le plus léger doute, et par la honte que sa vanité lui faisait éprouver d'avoir été dupe d'une ruse grossière, que, dans ses Mémoires, il affirme que son négociateur n'avait dans cette affaire d'autre intérêt apparent que l'avantage et la satisfaction des parties, et que par cette raison il ne pouvait douter de la sincérité de ses paroles194. Il est vrai que le caractère dont ce négociateur était revêtu et la nature de ses relations avec la jeune veuve devaient écarter de lui toute défiance. Ainsi, tandis que l'innocente beauté n'avait jamais rien su, ni des prétentions de Bussy sur elle, ni du désir qu'il avait de l'épouser; que personne ne l'en avait entretenue; qu'elle n'en avait été instruite ni directement ni indirectement; que jusqu'à l'approche du jour fatal où on attenta à sa liberté elle avait ignoré le danger qui la menaçait, Bussy croyait fermement qu'elle avait donné son consentement à ce projet d'enlèvement, et qu'elle en avait été informée depuis longtemps.

      Le nom de famille de cette jeune veuve était Marie Bonneau. Elle était fille de Jacques Bonneau, seigneur


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<p>189</p>

ROGER DE RABUTIN, comte DE BUSSY, Mémoires, t. I, p. 152 et suiv.—Carte de Cassini, no 48.

<p>190</p>

BUSSY, Discours à ses Enfants, 1694, in-12, p. 232, ou Œuvres mêlées, t. III des Mémoires, p. 289.

<p>191</p>

TALLEMANT DES RÉAUX, Mémoires, t. V, p. 371, édit. in-8o, t. IX, p. 234, édit. in-12.

<p>192</p>

BUSSY, Mém., t. I, p. 155 de l'édit. in-12, et de l'in-4o, t. I, p. 194.

<p>193</p>

CHAVAGNAC, Mémoires, in-12, t. I, p. 100.

<p>194</p>

BUSSY, Mémoires, t. I, p. 155.