Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1 - Charles Athanase Walckenaer


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On lui peignit le comte de Bussy, ordinairement si bon, si généreux, dans ce moment méconnaissable aux yeux de ses propres amis, tant son amour était violent, tant l'idée de se voir trompé dans ses espérances lui inspirait de projets sinistres. On cherchait à démontrer à madame de Miramion la nécessité, dans son propre intérêt, de ne pas réduire au dernier degré du désespoir un homme dans l'état où se trouvait Bussy. Tous ces discours ne purent faire fléchir un instant la jeune veuve ni lui arracher la moindre concession.

      Bussy alors renvoya auprès d'elle le chevalier de Malte, qui seul était parvenu à la faire consentir à descendre de voiture: il lui dit que M. le comte de Bussy était résolu, puisqu'elle l'exigeait, à la remettre en liberté; mais qu'avant il demandait en grâce qu'elle voulût bien l'écouter un moment.

      Aussitôt Bussy parut avec ceux qui l'avaient escorté. Mais avant d'entrer il mit un genou en terre, et se présenta les deux mains jointes, et dans l'attitude d'un suppliant207. A son aspect, et sans lui donner le temps d'articuler un seul mot, madame de Miramion se dressa sur ses pieds, leva une de ses mains vers le ciel, et dit: «Monsieur, je jure devant le Dieu vivant, mon créateur et le vôtre, que je ne vous épouserai jamais.» Puis elle retomba évanouie. Un médecin de Sens, que Bussy avait eu la précaution de faire venir au château, lui prit le pouls, et dit qu'il ne sentait presque aucun battement; il déclara qu'elle était dans un danger imminent. Quarante heures s'étaient, en effet, écoulées sans qu'elle eût pris aucune nourriture, et cette longue abstinence et ces continuelles agitations avait épuisé ses forces.

      Tandis que ces choses se passaient, la belle-mère de madame de Miramion, que Bussy avait si inhumainement laissée avec le vieil écuyer au milieu de la forêt de Livry, n'était pas restée oisive. Elle avait marché avec rapidité jusqu'au premier village; elle avait fait monter à cheval le vieil écuyer, pour aller en avant annoncer à sa famille l'événement sinistre qui avait eu lieu, et demander du secours. Elle prit pour elle, faute d'autres, des chevaux de charrue, qui la traînèrent jusqu'au faubourg de Paris. Elle apprit en arrivant que, d'après son message, un bon nombre de cavaliers, ayant M. de Rubelle en tête, étaient déjà partis, et s'étaient dirigés sur Sens208.

      Ils étaient depuis une demi-heure environ dans cette ville, lorsque madame de Miramion, par son serment, par l'évanouissement qui l'avait suivi, avait frappé de stupeur tous ceux qui se trouvaient présents. Ce fut dans cet instant qu'on vint annoncer à Bussy que toute la ville de Sens était en rumeur, et que six cents hommes étaient prêts à en sortir pour venir assiéger le château de Launay. Bussy ne se laissa point effrayer par cette nouvelle; mais voyant que madame de Miramion, par l'effet des secours qui lui avaient été prodigués, avait promptement repris ses sens, il résolut de faire une dernière tentative pour obtenir d'elle qu'elle consentît à rester au moins un jour à Launay.

      Les plus humbles prières, les protestations les plus ferventes furent en vain mises en usage par Bussy. Comme il avait débuté par lui dire qu'il était incapable d'attenter à sa liberté209, et que si elle voulait, il la ferait reconduire à Sens; pour toute réponse à ses demandes et à ses instances, elle se contenta de le prier de donner sur-le-champ des ordres pour son départ.

      «Mais hélas! madame, dit Bussy avec l'accent de la plus profonde douleur, si vous partez, je ne vous reverrai jamais…! Si encore vous me permettiez de réparer mes torts involontaires, et d'être tant que je vivrai votre serviteur!» Madame de Miramion, craignant qu'il ne rétractât la promesse qu'il avait faite, crut devoir céder à la position critique où elle se trouvait, et dissimuler. «Si vous me laissez partir, dit-elle avec douceur, vous réussirez plutôt par cette voie que par celle que vous avez prise.» Mais Bussy, qui savait lire dans les yeux d'une femme ses véritables sentiments: «Je ne m'y attends pas, madame, dit-il avec tristesse; mais, quoique persuadé du contraire, je suis trop honnête homme pour vous contraindre; et, quelles que soient vos rigueurs, je vous serai toujours dévoué.» Il la supplia ensuite de prendre quelque nourriture. «Quand les chevaux seront à mon carrosse, dit-elle, j'accepterai.»

      Les chevaux furent mis, et, sans se faire presser, elle mangea deux œufs frais. Bussy remit en secret cinquante pièces d'or à la demoiselle Gabrielle, pour fournir, dit-il dans ses Mémoires210, à la dépense du voyage, mais évidemment pour se la rendre favorable. Le carrosse partit, escorté par le chevalier de Malte, qui avait inspiré le plus de confiance à madame de Miramion, et deux autres gentils-hommes. Le chevalier se tenait près de la portière de la voiture, et tout le long du voyage il entretint madame de Miramion sur Bussy, protestant que son ami avait été trompé, et que ses intentions étaient pures. Cependant, craignant d'être arrêté par la justice de Sens, le chevalier fit faire halte à cent pas du faubourg de la ville. Le cocher et les postillons dételèrent les chevaux, l'escorte salua madame de Miramion; et maîtres, valets, coursiers disparurent, et s'enfuirent au château de Launay.

      Madame de Miramion resta seule avec la femme de chambre, et le fidèle domestique qui n'avait point voulu la quitter. Elle traversa le faubourg de Sens à pied, et trouva la porte de la ville fermée. Elle apprit, dans l'hôtellerie où elle se réfugia, que tout le monde y était en armes par ordre de la reine régente, pour aller au secours d'une dame que l'on avait enlevée de force. «Hélas! c'est moi,» dit-elle. Alors la nouvelle de son arrivée franchit bientôt les murs de la ville; et son frère, sa belle-mère, et l'abbé, depuis vicomte, de Marilly, son parent, vinrent la prendre. La joie qu'elle éprouva de se trouver au milieu des siens fut grande; mais l'ébranlement que cet événement avait produit était trop fort pour qu'elle y résistât. Elle tomba malade; on la transporta à Paris, pour être plus à portée de tous les secours. Le danger augmentant, on lui administra les sacrements, et on désespéra de sa vie. Cependant elle échappa à la mort; mais elle ne revint à la santé qu'après une longue et pénible convalescence.

      Rubelle, aussitôt l'arrivée de sa sœur à Sens, avait envoyé au château de Launay le prévôt avec une troupe d'hommes armés, pour se saisir de Bussy; mais Bussy avait déjà disparu, avec tous ses complices.

      La justice informa: ce fut contre la volonté de madame de Miramion, qui dans ses dépositions se montra aussi favorable à Bussy qu'elle le pouvait sans trahir la vérité. Elle supplia sa famille de vouloir bien pardonner au coupable repentant. On était d'autant moins disposé à céder à ses instances, que depuis cet événement elle se montra encore plus rebelle à toute proposition de mariage et qu'elle ne voulut en écouter aucune. Elle considérait tout ce qui s'était passé comme un avertissement du ciel. Elle prit avec elle-même l'engagement de rester toujours veuve, et de consacrer sa vie à Dieu et aux bonnes œuvres.

      Le caractère qu'elle déploya, si éloigné de l'idée que Bussy s'en était formée, d'après de faux rapports, fit comprendre à celui-ci la gravité de son action. Il pria le prince de Condé d'intervenir. Condé écrivit à la famille une lettre, très-pressante, et demanda grâce pour Bussy. On eut égard aux sollicitations d'un prince qui, par la victoire de Lens, venait encore de sauver une fois la France211.

      On suspendit les poursuites; mais on les reprit lorsque Condé et Bussy, tous deux du parti de la cour, faisaient la guerre au parlement et à la Fronde.

      Bussy avoue que pendant cette guerre il eut l'idée d'incendier le château de Rubelle près Melun, propriété de madame de Miramion. «J'eusse pu, dit-il, par là mériter du côté de la cour, auprès de laquelle on se rendait recommandable par le mal que l'on faisait aux affaires du parlement.» Bien loin de céder à cette mauvaise pensée, Bussy mit dans ce château une sauvegarde, et empêcha qu'on ne prît rien ni au seigneur du lieu ni aux habitants du village. Il recueillit le fruit de sa bonne conduite. On cessa les poursuites; mais sous la condition que Bussy promettrait de ne jamais paraître devant madame de Miramion, et qu'il quitterait à l'instant tous les lieux où elle se trouverait.

      Quelque humiliante que fût cette promesse, il la fit et y fut fidèle. Trente-six ans s'écoulèrent, sans qu'il revît une seule fois madame de Miramion. Au bout de ce temps il eut un procès où se trouvait


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<p>207</p>

TALLEMANT DES RÉAUX, Mémoires, t. V, p. 372, édit. in-8o, et t. IX, p. 235, édit. in-12.

<p>208</p>

Vie de madame de Miramion, in-4o, p. 18; et p. 20 de l'édit. in-12.

<p>209</p>

BUSSY, Mémoires, t. I, p. 161, édit. in-12; t. I, p. 201 de l'édit. in-4o.

<p>210</p>

BUSSY, Mém., t. I, p. 162, édit. in-12; et édit. in-4o, t. I, p. 202.

<p>211</p>

BUSSY, Mém., t. I, p. 162 de l'édit. in-12; t. I, p. 203 de l'édit. in-4o.—Vie de madame de Miramion, p. 19, édit. in-4o, p. 20, in-12.