Politik – Kirche – politische Kirche (1919–2019). Группа авторов

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de la matière que le vide tel quʼil est, permettra. Mais il est bien peu probable que ces autres possibles configurations incluent lʼexistence humaine.

      Dans le sillage de Giussani, le rapprochement de Lucrèce avec Leopardi peut sʼapprofondir dans le sens de lʼanalyse de la spécificité de leur pessimisme – un pessimisme nourri non pas de fatalisme tragique mais, justement, par la possibilité du bonheur. Tous les ingrédients pour la comédie heureuse y sont réunis. Et pourtant, plus la lucidité ataraxique sʼaffine, plus le poète-philosophe illustre la doctrine et raisonne, plus la possibilité du bonheur est une donnée abstraite et détachée. Il ne sʼagit donc pas de nier la possibilité même du bonheur, mais de se démontrer à soi-même, à travers toute la bonne foi mise au service du raisonnement, que ce bonheur adviendra sûrement, mais seulement pour dʼautres agencements de la matière dont le poète et tout le reste de lʼhumanité sont exclus.

      Pour retracer les pas qui portent Lucrèce vers cette vision pessimiste à partir dʼune philosophie essentiellement optimiste, il faut réexaminer la présentation des fondements de la physique épicurienne dans son passage dʼÉpicure à Lucrèce.

      2. Épicure : construire le monde avec des corps et du vide

      Cʼest bien connu, Épicure pose deux et seulement deux principes dʼexistence : lʼatome et le vide. Certes, Épicure nʼinvente pas cette configuration de lʼontologie, qui a été proposée par les atomistes présocratiques, dont Démocrite mentionné ci-dessus. Or, Épicure innove. Cʼest lui qui donne au vide son statut constitutif du réel, alors que ses prédécesseurs nient son existence, et ses contemporains le relèguent hors du monde.

      Cela suppose une valorisation du vide jamais vue jusque-là, puisque même les atomistes présocratiques voyaient le vide comme existant au service du mouvement des atomes, en lui octroyant un statut dʼexistant-non-existant qui se définit par rapport à lʼexistence-existante de lʼatome1. Le vide donc nʼest pas rien, mais il nʼest pas non plus une chose en soi. Or, cʼest précisément comme une chose en soi quʼÉpicure pose lʼexistence du vide. Il utilise même une formule volée ou insidieusement réappropriée des Platoniciens pour le dire : le vide, comme le corps – ou le corps minimal, lʼatome – est kathʼheauto, « en soi ». Chez Platon, la formule kathʼheauto est spécifiquement conçue pour saisir le statut dʼexistence indépendante, séparée et universelle des Formes2. Or voilà quʼelle apparaît chez Épicure pour décrire lʼexistence et des atomes, et du vide3.

      Tout semble indiquer quʼÉpicure fait cet emprunt, ou plutôt détourne la formule platonicienne, en toute connaissance de cause. Car la locution quʼil préfère et quʼil utilise à plusieurs reprises est une formule réadaptée – kathʼhola, « en soi tout entier » :

      En dehors de ceux-là [i.e. le vide et les corps], rien dʼautre ne peut être pensé […], de sorte quʼon les prend comme des natures en soi tout entières (kathʼholas phuseis), et non pas comme ce quʼon appelle les accidents ou propriétés de ces natures-là4.

      Avec la formule « en soi tout entier », il sʼagit de bien distinguer ce qui existe de ce qui nʼexiste pas : ce qui nʼexiste pas, et ne peut même pas être pensé comme existant en soi, ce sont les qualités qui se manifestent dans un corps composite (par exemple, la forme quʼa un corps ou sa couleur). Les qualités ne sont, pour Épicure, rien que des accidents accompagnateurs dʼun agrégat dʼatomes, le temps que cet agrégat reste soudé, avant son inévitable dissolution. Par contre, être entier, complet, constitue le principe de lʼexistence. Chaque atome est une entité complète en soi ; mais ce que dit Épicure, cʼest que le vide aussi est une entité qui est complète en soi, cʼest-à-dire une entité qui ne dépend de rien dʼautre pour exister. Par contraste, les qualités, et généralement les accidents des choses (tels que la couleur, mais aussi les qualités morales comme être juste, ou méchant), vont et viennent, et dépendent absolument dʼun corps pour être au monde.

      De ces qualités, dont les Platoniciens font des Formes, on dit souvent (dans lʼAntiquité) quʼelles sont « incorporelles » (asōmata) : déjà par Platon lui-même (par ex. Soph. 246b8), et à sa suite on se réfère communément aux « Formes incorporelles5 ». Cʼest justement sur lʼusage trop imprécis de ce mot dʼ« incorporel » quʼÉpicure fait une sortie ouvertement polémique :

      Il y a un usage commun du terme : on dit quʼest incorporel ce qui peut être pensé comme existant en soi (kathʼheauto). Mais il est impossible de penser lʼincorporel à part le vide6.

      Cet usage commun auquel fait allusion Épicure, et qui vise certes les Platoniciens, mais pas seulement (les Stoïciens aussi sont ainsi pointés du doigt7), cʼest lʼusage du terme « incorporel » pour indiquer le statut dʼexistence indépendante. Cʼest bien cette implication directe que met en question Épicure. Il fait voir que ses rivaux pèchent sur deux fronts : dʼune part, ils tendent à assimiler lʼincorporéité avec lʼexistence indépendante, ce qui est une forme dʼattaque du Platonisme pour lequel lʼintelligible commence là où cesse le sensible, et avec lui le devenir, qui fait place donc à lʼêtre. Dʼautre part – et de façon plus systématique – il montre que corporéité aussi bien quʼincorporéité sont pris comme des marqueurs de statut ontologique.

      Mais pour Épicure, lʼincorporéité (comme la corporéité dʼailleurs) est une question distincte du statut ontologique : cʼest même une question qui a trait à la présence ou non de qualité, tandis que la question du statut ontologique, justement, est une question différente, celle de dépendre ou non dʼautre chose pour être ce que lʼon est.

      Il se trouve que la seule entité réunissant les deux critères, cʼest-à-dire dʼun côté le caractère incorporel, et de lʼautre le fait de posséder un statut ontologique indépendant, cʼest le vide. Mais ce nʼest pas son incorporéité qui donne son statut dʼexistence au vide. Bien plutôt, cʼest sa nature dʼêtre en soi, entièrement, qui le distingue de la dépendance dans laquelle se trouvent les accidents des choses. Ces accidents qui eux non plus ne sont pas des corps, et devraient alors être incorporels. On peut donc être incorporel sans pour autant exister.

      Ce ne sont donc pas les qualités dʼune chose qui donnent à cette chose son statut ontologique quel quʼil soit (indépendant en soi ou dépendant non-existant), vu quʼelles nʼont, elles-mêmes, aucune existence indépendante. En se réappropriant la formule platonicienne du kathʼheauto, en soi, Épicure opère ainsi un double détournement : (i) alors que lʼabsence ou la présence dʼaspects sensibles sont déterminants pour ses rivaux (Platoniciens ou Aristotéliciens) quand il sʼagit dʼétablir le niveau dʼexistence dʼune chose (en perpétuel devenir pour les uns, ou proprement existant pour les autres), Épicure montre que la présence (que ce soit par inhérence, ou par accompagnement) de qualités est ontologiquement complètement indifférente. Deuxièmement (ii), Épicure fait de lʼincorporel une qualité. Une qualité, il faut le souligner, bien particulière, vu quʼil sʼagirait de la qualité de ne pas avoir de qualité. Mais là encore, il faut faire une distinction entre, dʼune part la dépendance ontologique de toutes les qualités (y compris celle de ne pas avoir de qualité), et dʼautre part lʼexistence en soi du vide. Le fait dʼêtre incorporel pour le vide, cʼest comme le fait dʼavoir ses qualités pour un corps. Ainsi, il y a des qualités qui constituent une « nature pleine » (plērē phusis), il sʼagit là de la nature de lʼatome8, et il y a lʼincorporéité qui donne sa « nature intangible » (anaphē phusis) au vide9. Cʼest donc bien quʼêtre incorporel pour le vide est lʼéquivalent dʼavoir des qualités pour les corps.

      Du point de vue ontologique, les qualités du corps, dʼun côté, et lʼabsence de qualité quʼest lʼincorporéité, de lʼautre, sont sur le même plan, cʼest-à-dire, inexistants « accompagnateurs10 » de leurs existants respectifs, le corps et le vide.

      Cette insistance sur la séparation de la question du statut ontologique indépendant du vide de celle de son incorporéité témoigne du souci majeur chez Épicure de défendre la présence du vide comme entité métaphysique constitutive de lʼunivers. Il fait ainsi dʼune pierre deux coups


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