Les enfants des Tuileries. Olga de Pitray
ennuyeux, la campagne! toujours de la verdure, des animaux, et pas moyen de faire de la toilette! personne pour vous regarder! Aussi mes jolies robes se fanent dans l'armoire! jusqu'à ma pauvre poupée qui est condamnée comme moi... aaaah! à porter des robes de toile... oh! mes chères Tuileries, quand vous reverrai-je?
Tel était le monologue qu'Irène de Morville se débitait à demi-voix, par une belle matinée d'automne: assise auprès de la fenêtre, elle regardait d'un air renfrogné le beau paysage qui s'offrait à sa vue. Ni les pelouses vertes, ni les corbeilles remplies de fleurs, ni même le petit bateau qui se balançait au bord d'une jolie rivière anglaise, ne parvenaient à la dérider: elle finit par baisser les yeux avec humeur sur une robe de velours bleu appartenant à sa poupée, et qui était étalée sur ses genoux.
Elle recommença bientôt à bâiller de plus belle quand, au milieu d'un aaah! formidable, une porte s'ouvrant avec fracas la fit sauter sur sa chaise et pousser un cri de frayeur.
«Qui vient ici? dit Irène... ah! c'est toi, Julien? que c'est sot d'entrer ici comme un ouragan! que c'est bête!
--Ne grogne donc pas, répondit Julien en riant; je t'apporte une bonne nouvelle, devine un peu.»
Irène bondit de sa chaise.
«Ce ne sera pas long, s'écria-t-elle en battant des mains: à tes yeux brillants de joie, je vois que nous retournons à Paris, n'est-ce pas?
--Tu y es, répondit Julien. Hein! quel bonheur?
--Enfin! dit Irène avec explosion, je vais donc reprendre ma bonne, ma charmante vie de Paris! Oh! ma chère poupée, nous allons aller à l'Éclair pour moi, chez Béreux pour toi, et nous nous ferons bien belles pour faire enrager toutes nos amies!
--Et moi donc, reprit Julien, en se frottant les mains, vais-je m'en donner à la Bourse des Timbres! Jordan, Vervins et moi, nous allons faire marcher ça un peu bien, va! il y a des bêtas de petits garçons qui aiment mieux jouer aux barres. Est-ce nigaud! Vendre cher et acheter bon marché ces jolis timbres bleus, blancs, violets, rouges, voilà un meilleur passe-temps pour des garçons sérieux et intelligents comme nous.
IRÈNE.
C'est si amusant de se promener aux Tuileries, en élégante, et d'entendre dire: «Quelle gentille enfant! qu'elle est bien mise! quelle jolie tournure!
JULIEN.
.... Et d'enfoncer les autres en leur colloquant des timbres communs, qu'on leur fait payer très-cher, et puis de se promener devant tout le monde avec un stick à la main et un lorgnon à l'oeil!
IRÈNE.
Comment, un lorgnon? tu as un lorgnon, toi! Où l'as-tu pris?
JULIEN.
Et nos timbres, donc! ce sont eux qui me l'ont donné. Je le cache pour qu'on ne se moque pas de moi, ici. Nos voisins sont si bêtes! tiens, regarde, n'est-ce pas qu'il est joli? (Il le montre à sa soeur.)
IRÈNE.
Oui, il est assez bien, mais comment fais-tu pour voir à travers? Il me semble (elle regarde dedans) que ça rapetisse affreusement tous les objets.
JULIEN.
Tant mieux! c'est exprès, puisque je suis myope.
IRÈNE.
Toi? ah! ah! quelle plaisanterie! Tu as toujours eu des yeux excellents, mon cher; hier encore tu voyais sur la colline les ailes des moulins à vent de Fresnoy; et ils sont à deux lieues d'ici.
JULIEN, avec humeur.
Ce n'est pas une raison: (Irène rit toujours) finis donc, toi, tu m'impatientes avec tes ah! ah! Tiens, je vais te prouver que je suis myope!
IRÈNE, avec ironie.
Cela me fera plaisir!
JULIEN, gravement.
Vois-tu cette femme qui sarcle dans l'allée droite, là-bas?
IRÈNE.
Oui: après?
JULIEN.
Eh bien, ma chère, je crois que c'est une vache.»
Irène se remit à rire de plus belle en se moquant de son frère: Julien allait se fâcher sérieusement quand ils virent entrer les enfants du jardinier.
«Qu'est-ce que vous voulez?» (Page 9.)
IRÈNE.
Bonjour, Amable, bonjour, Léonore: qu'est-ce que vous voulez?
LÉONORE.
Vous souhaiter le bonsoir, mamzelle, vous offrir ce bouquet et vous dire combien nous sommes fâchés d'apprendre que vous allez bientôt partir.
IRÈNE.
Merci. (Elle prend le bouquet et le jette en poussant un cri.) Dieu! quelle horreur! quelle infamie!
LES ENFANTS.
Qu'est-ce qu'il y a?
IRÈNE.
Une chenille.... une atroce, une monstrueuse chenille! pouah! (Elle fait des mines.) J'ai cru que j'allais me trouver mal! je frissonne à l'idée seule d'avoir pu toucher cette ignoble bête!
LÉONORE, interdite.
Je suis bien fâchée, mamzelle....
IRÈNE.
Me voilà remise. Tiens, puisque te voilà, aide-moi à faire les malles de ma poupée. Veux-tu?
LÉONORE.
Je veux bien, mamzelle. Oh! les belles choses!
IRÈNE, riant.
Ça, ce sont des horreurs, ma pauvre fille n'a plus que des vieilleries: elle a grand besoin de se remonter chez Béreux.
LÉONORE.
Qu'est-ce que c'est Béreux, mamzelle?
IRÈNE.
C'est sa couturière, ma chère amie.
LÉONORE, avec stupeur.
Mamzelle vot' poupée a une couturière?
IRÈNE.
Je crois bien! et que j'emploie sans cesse, encore! Tu ne peux pas te figurer comme c'est cher à habiller, une poupée élégante. Tiens, voilà son coffre à bijoux.
LÉONORE, saisie.
Hélas! seigneur! tout ça pour une poupée!...
Les deux petites filles continuèrent, l'une à étaler orgueilleusement les richesses de sa poupée, puis ses richesses à elle, l'autre à tout admirer; pendant ce temps, Julien causait avec Amable et lui disait d'un air de protection:
«Tu es bien heureux d'aimer la campagne, toi! moi, je ne peux pas la supporter; c'est si triste! toujours être seul.
--Et monsieur votre père? Et madame votre mère? Et mamzelle Irène? disait Amable, c'est une bonne et belle société, monsieur Julien: elle devrait vous faire bien plaisir!
--Nous autres, vois-tu, répliqua Julien avec importance, nous avons des occupations qui ne nous permettent pas de nous voir souvent. Papa est sans cesse à Paris, occupé d'affaires importantes. Maman a des visites ou fait des visites. Quand nous les voyons, ils sont très-bons et très-affectueux, mais nous les voyons très-peu. C'est donc seulement à Paris que nous menons une vie agréable.
AMABLE.
Et mam'zelle Irène! elle vous tient compagnie: ça doit vous désennuyer ici, monsieur Julien?
JULIEN.