Les petites filles modèles. Comtesse de Ségur
Depuis que nous avons commencé nos leçons, tu n'es pas sortie; si tu restes toujours assise, tu perdras tes couleurs et tu deviendras malade.
MARGUERITE.
Oh! Camille, je t'en prie, laisse-moi avec toi! Je t'aime tant!»
Camille allait céder, mais Madeleine pressentit la faiblesse de sa sœur: elle prévit tout de suite qu'en cédant une fois à Marguerite il faudrait lui céder toujours et qu'elle finirait par ne faire jamais que ses volontés. Elle prit donc Marguerite par la main, et, ouvrant la porte, elle lui dit:
«Ma chère Marguerite, Camille t'a déjà dit deux fois d'aller te promener; tu demandes toujours à rester encore un instant. Camille a la bonté de t'écouter; mais cette fois nous voulons que tu sortes. Ainsi, pour être sage, comme tu nous le promettais tout à l'heure, il faut te montrer obéissante. Va, ma petite; dans une heure tu reviendras.»
Marguerite regarda Camille d'un air suppliant; mais Camille, qui sentait bien que sa sœur avait raison, n'osa pas lever les yeux, de crainte de se laisser attendrir. Marguerite, voyant qu'il fallait se soumettre, sortit lentement et descendit dans le jardin.
Mme de Fleurville avait écouté, sans mot dire, cette petite scène; elle s'approcha de Madeleine et l'embrassa tendrement. «Bien! Madeleine, lui dit-elle. Et toi, Camille, courage; fais comme ta sœur.» Puis elle sortit.
V
LES FLEURS CUEILLIES ET REMPLACÉES
«Mon Dieu! mon Dieu! que je m'ennuie toute seule! pensa Marguerite après avoir marché un quart d'heure. Pourquoi donc Madeleine m'a-t-elle forcée de sortir?... Camille voulait bien me garder, je l'ai bien vu!... Quand je suis seule avec Camille, elle me laisse faire tout ce que je veux.... Comme je l'aime, Camille!... J'aime beaucoup Madeleine, aussi; mais... je m'amuse davantage avec Camille. Qu'est-ce que je vais faire pour m'amuser?... Ah! j'ai une bonne idée: je vais nettoyer et balayer leur petit jardin.»
Elle courut vers le jardin de Camille et de Madeleine, le nettoya, balaya les feuilles tombées, et se mit ensuite à examiner toutes les fleurs. Tout à coup l'idée lui vint de cueillir un beau bouquet pour Camille et pour Madeleine.
«Comme elles seront contentes! se dit-elle. Je vais prendre toutes les fleurs, j'en ferai un magnifique bouquet: elles le mettront dans leur chambre, qui sentira bien bon!»
Voilà Marguerite enchantée de son idée; elle cueille œillets, giroflées, marguerites, roses, dahlias, réséda, jasmin, enfin tout ce qui se trouvait dans le jardin. Elle jetait les fleurs à mesure dans son tablier dont elle avait relevé les coins, les entassait tant qu'elle pouvait et ne leur laissait presque pas de queue.
Quand elle eut tout cueilli, elle courut à la maison, entra précipitamment dans la chambre où travaillaient encore Camille et Madeleine, et, courant à elles d'un air radieux:
«Tenez, Camille, tenez, Madeleine, regardez ce que je vous apporte, comme c'est beau!»
Et, ouvrant son tablier, elle leur fit voir toutes ces fleurs fripées, fanées, écrasées.
«J'ai cueilli tout cela pour vous, leur dit-elle: nous les mettrons dans notre chambre, pour qu'elle sente bon!»
Camille et Madeleine se regardèrent en souriant. La gaieté les gagna à la vue de ces paquets de fleurs flétries et de l'air triomphant de Marguerite; enfin elles se mirent à rire aux éclats en voyant la figure rouge, déconcertée et mortifiée de Marguerite. La pauvre petite avait laissé tomber les fleurs par terre; elle restait immobile, la bouche ouverte, et regardait rire Camille et Madeleine.
Enfin Camille put parler.
«Où as-tu cueilli ces belles fleurs, Marguerite?
—Dans votre jardin.
—Dans notre jardin! s'écrièrent à la fois les deux sœurs, qui n'avaient plus envie de rire. Comment! tout cela dans notre jardin?
—Tout, tout, même les boutons.»
Camille et Madeleine se regardèrent d'un air consterné et douloureux. Marguerite, sans le vouloir, leur causait un grand chagrin. Elles réservaient toutes ces fleurs pour offrir un bouquet à leur maman le jour de sa fête, qui avait lieu le surlendemain, et voilà qu'il n'en restait plus une seule! Pourtant ni l'une ni l'autre n'eurent le courage de gronder la pauvre Marguerite, qui arrivait si joyeuse et qui avait cru leur causer une si agréable surprise.
Marguerite, étonnée de ne pas recevoir les remerciements et les baisers auxquels elle s'attendait, regarda attentivement les deux sœurs, et, lisant leur chagrin sur leurs figures consternées, elle comprit vaguement qu'elle avait fait quelque chose de mal, et se mit à pleurer.
Madeleine rompit enfin le silence.
«Ma petite Marguerite, nous t'avons dit bien des fois de ne toucher à rien sans en demander la permission. Tu as cueilli nos fleurs et tu nous as fait de la peine. Nous voulions donner après-demain à maman, pour sa fête, un beau bouquet de fleurs plantées et arrosées par nous. Maintenant, par ta faute, nous n'avons plus rien à lui donner.»
Les pleurs de Marguerite redoublèrent.
«Nous ne te grondons pas, reprit Camille, parce que nous savons que tu ne l'as pas fait par méchanceté; mais tu vois comme c'est vilain de ne pas nous écouter.»
Marguerite sanglotait.
«Console-toi, ma petite Marguerite, dit Madeleine en l'embrassant; tu vois bien que nous ne sommes pas fâchées contre toi.
—Parce que... vous... êtes... trop bonnes,... dit Marguerite, qui suffoquait; mais... vous... êtes... tristes.... Cela... me... fait de la... peine.... Pardon,... pardon,... Camille,... Madeleine.... Je ne... le... ferai plus,... bien sûr.»
Camille et Madeleine, touchées du chagrin de Marguerite, l'embrassèrent et la consolèrent de leur mieux. A ce moment, Mme de Rosbourg entra; elle s'arrêta étonnée en voyant les yeux rouges et la figure gonflée de sa fille.
«Marguerite! qu'as-tu, mon enfant? Serais-tu méchante, par hasard?
—Oh non! madame, répondit Madeleine; nous la consolons.
MADAME DE ROSBOURG.
De quoi la consolez-vous, chères petites?
MADELEINE.
De..., de....»
Madeleine rougit et s'arrêta.
«Madame, reprit Camille, nous la consolons, nous..., nous... l'embrassons... parce que..., parce que....»
Elle rougit et se tut à son tour.
La surprise de Mme de Rosbourg augmentait.
MADAME DE ROSBOURG.
Marguerite, dis-moi toi-même pourquoi tu pleures et pourquoi tes amies te consolent.
—Oh! maman, chère maman, s'écria Marguerite en se jetant dans les bras de sa mère, j'ai été bien méchante; j'ai fait de la peine à mes amies, mais c'était sans le vouloir. J'ai cueilli toutes les fleurs de leur jardin; elles n'ont plus rien à donner à leur maman pour sa fête, et, au lieu de me gronder, elles m'embrassent. Mon Dieu! mon Dieu! que j'ai du chagrin!
—Tu fais bien de m'avouer tes sottises, ma chère enfant, je tâcherai de les réparer. Tes petites amies sont bien bonnes de ne pas t'en vouloir. Sois indulgente et douce comme elles, chère petite, tu seras aimée comme elles et tu seras bénie de Dieu et de ta maman.