La garçonne. V. Margueritte
du dernier siècle. Loin même du scandale soulevé par les héroïnes de Zola! Que sera, dans vingt ans, une Monique Lerbier, au regard des garçonnes que la génération des dancings nous promet? Je plains, s'il est comme moi sincère, et pour peu que la corruption des mœurs continue, le romancier qui peindra la bourgeoisie future.
La vérité! Aussi bien est-ce ce qui paraît si choquant, d'ailleurs, à quelques-uns. On ne la supporte point tout nue. On préfère des gants et les mains sales. Et puis «la tranche de vie» aujourd'hui répugne. Le naturalisme est passé de mode. Vive le néo-classicisme! Toute une jeunesse est cérébrale, jusqu'à l'onanisme et à l'inversion. Ce qui n'empêche pas nos romanciers de voiler la plaie sociale de jolis linges bien blancs. Un peu d'eau de rose patriotico-familiale, un «mélange» d'aventures vaporisé là-dessus! Et snobs de se pâmer…
Je le répète: Je suis pour le bistouri brutal, et qui débride. L'immoralité n'est pas dans les mots, mais dans les mœurs. Au lieu de couvrir celles-ci du manteau de Noë,—lequel n'est trop souvent que le voile d'Arsinoé,—donnons à nos filles et à nos femmes, dans l'usage comme dans la loi, donnons à toutes les mères (filles-mères comprises) les libertés dont on ne conçoit plus que l'homme se réserve, despotiquement, le monopole. Il y aura du coup moins de licence.
L'instinct de sagesse, de fidélité, de bonté, la soif de justice qui sont innés dans la plupart des âmes féminines s'épanouiront ainsi, avec moins de heurts, pour le plus grand profit de la morale sexuelle, inséparable de la moralité humaine.
Je me résume:
J'ai dénoncé un péril. Et j'ai fait entrevoir, par-delà le fossé, la grande route de l'égalité, de l'équivalence (si le terme vous semble plus adéquat) où les deux sexes finiront bien un jour par avancer côte à côte, harmonieusement.
«Its a long way to Tipperary!…» La Garçonne n'est qu'une étape dans cette marche inévitable du Féminisme, vers le but magnifique qu'il atteindra. Je tenterai, dans mon prochain roman, de l'approcher,—persuadé, comme l'un des personnages du livre que voici, qu'il ne faut pas juger de l'avenir sur l'un des aspects du présent, et que «dans l'anarchie même, un ordre nouveau s'élabore.»
V. M.
15 octobre 1922.
La garçonne
Première partie
I
Monique Lerbier sonna.
—Mariette, dit-elle à la femme de chambre, mon manteau…
—Lequel, Mademoiselle?
—Le bleu. Et mon chapeau neuf.
—Je les apporte à Mademoiselle?
—Non, préparez-les dans ma chambre…
Seule, Monique soupira. Quelle corvée que cette vente, si elle n'avait pas dû y retrouver Lucien! On était si bien, dans le petit salon. Elle réappuya sa tête sur les coussins du canapé et reprit sa rêverie.
Elle a cinq ans! Elle est en train de dîner dans sa chambre, à la toute petite table où chaque jour «Mademoiselle», régente de sa vie, la surveille et la sert. Mais, ce soir, Mademoiselle a congé. Tante Sylvestre la remplace.
Monique adore tante Sylvestre. D'abord, toutes les deux, elles ne sont pas pareilles aux autres. Les autres, c'est des femmes. Même Mademoiselle! Maman lui a donné ce nom comme ça: «Bien que vous soyez veuve! Parce qu'une gouvernante doit toujours s'appeler Mademoiselle.»
Tante Sylvestre et Monique, au contraire, sont des filles. Elle, une petite fille, quoiqu'elle se juge déjà grande. Et tante, une vieille fille… Vieille, si vieille! A preuve qu'elle a la peau plissée et au menton trois poils, sur un pois chiche.
Ensuite tante Sylvestre apporte toujours du nougat noir, aux amandes et au miel brûlé, chaque fois qu'elle arrive d'Hyères. Hyères, Monique ne sait pas bien où c'est, ni ce que c'est. Hyères c'est la même chose qu'hier; c'est très loin… Il n'y a qu'aujourd'hui qui compte. Et aujourd'hui, c'est fête. Papa et maman doivent aller à l'Opéra et, avant, ils sont invités au restaurant.
L'Opéra est un palais où les fées dansent en musique, et le restaurant un endroit où on mange des huîtres… C'est réservé aux grandes personnes, déclare tante Sylvestre.
Mais voilà une fée,—non, c'est maman!—qui apparaît en robe décolletée. Elle a des plumes blanches sur la tête et elle a l'air habillée toute en perles. Monique touche l'étoffe, extasiée… Oui, de petites, toutes petites perles, vraies! Elle aimerait à en avoir un collier.
Elle caresse le cou de maman qui se penche pour vite lui dire au revoir: «Non, pas de bise, à cause de mon rouge!» Et comme la menotte, maintenant, remonte au velours des joues, la voix impatiente ordonne: «Laisse-moi! Tu vas m'enlever ma poudre.»
Derrière il y a papa tout en noir, avec un grand V blanc qui sort du gilet. C'est une drôle de chemise, en carton glacé! Maman raconte à tante Sylvestre, qui écoute en souriant, une longue histoire. Mais papa tape du pied et crie: «Avec votre manie de mettre trois heures pour vous fourrer du noir aux cils et du rose aux ongles, nous manquerons l'ouverture!»
Quelle ouverture? Celle des huîtres?… Non. Dès que papa et maman sont partis, sans l'embrasser,—(Monique a gros cœur)—tante Sylvestre explique que c'est l'ouverture de la musique… La musique, ça s'ouvre donc?
Monique, rêveuse, demande: «Alors en quoi c'est fait?» et tante Sylvestre, qui l'a prise sur ses genoux, explique en la câlinant: «La musique, c'est le chant qui sort de tout… de soi quand on est heureux… du vent quand il souffle sur la forêt et sur la mer… C'est aussi le concert des instruments, qui rappelle tout ça… Et l'ouverture, c'est comme celle d'une grande fenêtre sur le ciel, pour que la musique entre, et qu'on l'entende. Tu comprends?»
Monique regarde tendrement tante Sylvestre et fait signe que oui.
Monique a huit ans. Elle a poussé en longueur. Elle tousse souvent. Aussi, quand elle va se promener au bord de la mer, ordre à Mademoiselle (ce n'est plus la veuve, mais une Luxembourgeoise qu'elle n'aime pas, et qui a des joues de ballon rouge) de ne pas la laisser grabouiller, jambes nues, dans les flaques rocheuses où la crevette frétille. Ordre de ne pas même la laisser courir devant le flux, sur le sable qui, mouillé, se durcit. Elle ne peut ramasser ni les algues fraîches qui sentent tout l'océan, ni les coquillages dont la conque nacrée enclot le bruit des vagues… «Qu'est-ce que tu veux faire de ces saletés? Jette ça!» a déclaré maman, une fois pour toutes.
Monique ne peut pas non plus lire comme elle le voudrait (l'attention donne des maux de tête). En revanche elle doit faire régulièrement une heure de gammes (elle a beau dire que ça la rend folle, il paraît que c'est une discipline, pour les doigts). Alors, si c'est ça les vacances, Trouville est plus ennuyeux que Paris!
D'ailleurs elle y voit encore moins ses parents. Maman est toujours en automobile, avec des amis. Et le soir, quand elle dîne,—c'est rare,—elle part, aussitôt après s'être rhabillée, danser au Casino. Très tard… Aussi, le matin, elle dort. Papa? il ne vient que le samedi, par le train des maris. Et le dimanche il reste avec des messieurs, pour ses affaires.
La grande corvée, c'est quand maman «fait plage». On regarde se croiser, sur les planches, les files montante et descendante. On dirait un magasin de blanc. Les mannequins s'exhibent, tous pareils, en rangs pressés. Les messieurs-dames qui font cercle, assis autour des guérites d'osier ou des tentes, échangent des saluts avec les messieurs-dames qui processionnent.
Quand