La garçonne. V. Margueritte

La garçonne - V. Margueritte


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des lavandes, qui monte jusqu'à la grande roche rousse, d'où l'on surplombe les Salins, et, par-delà, la mer. On voit de l'autre côté les monts des Maures, bleus sur le ciel vert. Il y a au large une petite voile orange et, dans le ciel, de lourds nuages cuivrés… «On étouffe!» dit Zabeth.

      Nerveusement elle arrache une feuille parfumée à l'oranger en boule, la mordille. On respire l'odeur des hauts eucalyptus; elle se mêle, par effluves, à celle des argelès et des cystes. Toute la griserie du sol provençal.

      Monique entrouvre son corsage, puis élève ses bras nus, cherchant en vain quelque fraîcheur… «Zut! voilà mon épaulette cassée!» La chemise glisse, montrant les seins. Ils haussent leurs rondeurs petites, mais parfaites. Sur sa peau de blonde, veinée de bleu, pointent les boutons de rose.

      Zabeth soupira: «Encore une nuit où on dormira mal, j'ai beau coucher nue… Sais-tu que tes seins deviennent aussi gros que les miens?…—Non? dit Monique, ravie.—Si! regarde… Seulement, les tiens sont en pomme, et les miens en poire…» Zabeth dénude vivement sa poitrine dorée où s'érigent, dans une offre tacite, des fruits plus lourds. Elle en compare la forme allongée aux mamelons bruns, durcis, avec le galbe satiné des seins de Monique. Sa main les englobe et doucement les caresse…

      A la sensation agréable, Monique sourit sans l'analyser, et sans comprendre… Mais comme soudain les doigts de Zabeth se crispent, elle dit: «Finis! qu'est-ce qui te prend?» Zabeth rougit et balbutie: «Je ne sais pas… c'est l'orage!»

      Monique, pour la première fois, éprouve un trouble étrange. Elle referme vivement son corsage. Une voix lointaine en même temps retentit. C'est tante Sylvestre qui appelle: «Monique, Zabeth!» Zabeth gênée se ragrafe… Monique répond: «Hého!…» La voix, rapprochée, fait écho…

      L'orage est passé.

      Monique a dix-sept ans. Elle compte: un, deux, trois ans déjà que la guerre dure!… Est-ce possible? Les troisièmes grandes vacances depuis qu'Hyères est devenu comme un grand hôpital, où les blessés renaissent.

      Elle est poursuivie par ces yeux hagards que le soleil fait clignoter, au sortir de leur éternelle nuit d'épouvante. Elle ne comprend pas comment ceux qui se battent peuvent s'accoutumer à cette espèce de mort affreuse qu'est leur vie. Elle ne comprend pas non plus comment ceux qui font semblant de se battre un peu,—si peu!—et ceux qui ne se battent pas du tout acceptent la souffrance et le carnage des autres.

      L'idée qu'une partie de l'humanité saigne, tandis que l'autre s'amuse et s'enrichit, la bouleverse. Les grands mots agités sur tout cela comme des drapeaux: «Ordre, Droit, Justice!» achèvent de fortifier en elle sa naissante révolte, contre le mensonge social.

      Elle a passé, brillamment, son examen de fin d'études, poursuivies entre ses incessantes, ingénieuses façons de se dévouer. Non seulement pour les convalescents d'Hyères, mais pour l'obscure foule en proie à tous les maux, dans le lit fétide des tranchées…

      Maintenant une existence nouvelle commence: Paris, les cours de la Sorbonne… Monique est rentrée dans sa famille. Elle a dit au revoir à tante Sylvestre, au pensionnat, au jardin, à tout ce qui a fait d'elle la jeune fille délurée, au regard hardi et pur, et aux joues fraîches… Adieu au doux passé, où, en se faisant une santé, elle s'est fait une âme.

      Avenue Henri-Martin, sa chambre de jeune fille, joliment préparée, lui a causé un vrai plaisir. Elle a été touchée de l'accueil de son père et de sa mère. Elle sent qu'elle compte, désormais, aux yeux des siens: elle leur fait honneur… Tante Sylvestre a semé… Ils récoltent. Heureuse elle-même, elle ne leur en veut plus, de leur détachement ni de leur égoïsme… Elle les aime, par principe…

      Pour la première fois depuis 1914 on s'est réinstallé, à Trouville. Monique consacre son mois d'août à faire l'infirmière bénévole à l'hôpital auxiliaire, no 37. Elle est si absorbée, le jour par ses occupations, et le soir par ses livres, qu'elle ne se soucie pas des autres… Ceux qu'elle observe le moins sont ceux mêmes qui la touchent: sa mère toujours dispersée, son père toujours absent… L'usine Lerbier travaille pour la guerre et gagne, paraît-il, des millions à fabriquer des explosifs… Et dire que pendant ce temps, embusqués, rescapés et spectateurs mènent tranquillement et frénétiquement la grande nouba! On s'accouple et on tangue, on tangue et on s'accouple, à Deauville!

      Monique a dix-neuf ans. Le cauchemar a pris fin. Une telle force expansive, un tel besoin d'épanouissement sont en elle que, depuis l'armistice, elle a presque oublié la guerre. Le flot quotidien l'emporte.

      Plus que jamais repliée sur elle-même, et de moins en moins mêlée à l'existence de ses parents, elle suit des cours de littérature et de philosophie, pratique activement les sports: tennis, golf, et s'amuse, le reste du temps, à modeler des fleurs artificielles… Un procédé à elle.

      La bande mondaine dont, malgré elle, elle fait partie, la déclare une originale, voire une poseuse parce qu'elle n'aime ni le flirt ni la danse. Monique, inversement, juge ses amies des folles plus ou moins inconscientes, et profondément dépravées… Fouiller, comme Michelle Jacquet, dans les poches des pantalons de ses petits amis? ou, comme Ginette Morin, s'enfermer dans tous les coins avec ses grandes amies? Non, merci.

      Monique, si elle aimait, n'aimerait qu'un grand amour, auquel elle se donnerait toute. Elle ne l'a pas encore rencontré. A peine, parmi tous les hommes dont lui parle sa mère,—qui s'est mis en tête de la marier le plus tôt possible,—un nom: Lucien Vigneret, l'industriel. Mais si, à diverses reprises, elle a pris plaisir à le distinguer, lui ne l'a pas seulement remarquée…

      Ainsi, allongée sur son divan, Monique rêve. Par visions superposées, sa vie défile au mystérieux écran. Précisions hallucinantes, où du fondu de l'oubli le souvenir se dégage, et se réincarne… Elle songe à ces doubles d'elle-même, évanouis. Aujourd'hui elle a vingt ans, et elle aime.

      Elle aime, et elle va se marier. Dans quinze jours elle sera Mme Vigneret. Le rêve s'est réalisé. Elle ferme les yeux et sourit. Elle pense avec émotion, bouleversée encore, que la mairie et sa célébration officielle, et l'assommant tra-la-la du lunch où, avec des arrière-pensées égrillardes, un tas de gens vont la féliciter, cela n'ajoutera rien à son bonheur.

      Ingénument elle s'est laissé prendre, elle s'est donnée toute, il y a deux jours, à celui qui est tout pour elle… Etreinte hâtive, douloureuse, mais dont elle garde une orgueilleuse joie… Son Lucien, sa foi, sa vie!… Elle va le revoir tout à l'heure, à la vente. Son être entier s'élance, au devant de la douce minute.

      Elle a agi,—puisqu'elle aimait,—comme il le désirait. Elle est heureuse et fière d'être, dès maintenant, «sa femme», de lui avoir fait confiance, par cette preuve suprême d'abandon… Attendre? Se refuser jusqu'au soir calculé des consécrations? Pourquoi?… Ce qui fait la valeur des unions, ce n'est pas la sanction légale, c'est la volonté du choix. Quant aux convenances!… Huit jours plus tôt, huit jours plus tard!

      Les convenances!… Elle sourit, avec une rougeur malicieuse, à imaginer le mot péremptoire sonner, dans la bouche de sa mère. Si elle savait!… Monique tressaillit; la porte s'ouvrait. Mme Lerbier parut, son chapeau sur la tête.

      —Pas prête? Tu es folle! L'auto est là. Tu as oublié que je te dépose, à deux heures et demie, aux Affaires Etrangères?

      —Voilà, maman! Je n'ai que mon manteau à mettre.

      Mme Lerbier leva les yeux au ciel et gémit:

      —Je vais manquer mes rendez-vous!

       Table des matières

      Monique s'exclama:

      —Ginette!

      —Quoi?

      —Ton


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