La garçonne. V. Margueritte

La garçonne - V. Margueritte


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      Pour l'instant elle s'amuse, non loin de la guérite maternelle, avec la petite Morin et une camarade dont elles ne connaissent pas le nom. Elles l'ont baptisée Toupie, parce qu'elle tourne toujours sur un pied, en chantant. Accroupies sous le regard distrait de la Luxembourgeoise, toutes trois édifient un château doré, avec ses bastions et ses douves. Au milieu se tient debout, militairement, son râteau sur l'épaule, un garçonnet frisé, dit Mouton. On l'a mis là pour qu'il reste tranquille, en lui affirmant: «Tu es la garnison.»

      La règle du jeu est que, le château fini, la garnison sera libre, et, à la place, on enfermera prisonnière celle des trois qui se sera laissé prendre. Mais le château n'en finit pas. Mouton trépigne et, sans attendre l'achèvement, exécute une vigoureuse sortie. Toupie et la petite Morin s'enfuient. Monique, qui se repose sur la foi des traités, n'a pas bougé. Si bien que lorsque Mouton veut l'embastiller, elle résiste. Il la pousse… Coups, cris. La Luxembourgeoise qui se précipite reçoit sa part de horions, les mamans accourent. Elles séparent les combattants et, sans écouter les explications confuses, d'ailleurs contradictoires, elles les secouent. Mouton qui se rebiffe est giflé. En même temps Monique sent une main qui la frappe, à la volée: clic! clac!… «Ça t'apprendra!» Sa figure cuit.

      Atterrée elle regarde l'ennemie qui vient d'abuser de sa force. L'ennemie satisfaite d'avoir équilibré les torts, et le châtiment… Sa maman! Est-ce possible?… La rage et la stupeur se partagent l'âme de Monique. Elle a fait connaissance avec l'injustice. Et elle en souffre, comme une femme.

      Monique a dix ans. C'est une grande personne. Ou plutôt, déclare sa mère en haussant les épaules, c'est une enfant insupportable, avec ses fantaisies, ses vapeurs et ses nerfs.

      D'abord elle ne fait rien comme tout le monde! N'a-t-elle pas déchiré toute sa robe de dentelles, et pris froid l'autre dimanche, en jouant à cache-cache dans le parc de Mme Jacquet, avec Michelle et des garnements? Du point de Malines ancien—une véritable occasion, à 175 francs le mètre… Et hier, en goûtant chez le pâtissier, ne s'est-elle pas avisée de prendre dans l'étalage, pour la porter,—dehors, sur le trottoir!—à une fillette en haillons qui la dévorait des yeux, une grosse brioche, de près d'un kilo?… Au lieu d'un bon pain!

      Elle a eu beau vouloir payer sur ses économies: ce n'est pas de la charité, c'est de l'extravagance. Et même, au fond, de la fausse générosité. Il ne faut pas donner aux malheureux le goût, et par conséquent le regret de ce qu'ils ne peuvent avoir…

      Monique est peinée par ces raisonnements. Elle voudrait que tout le monde soit heureux. Elle a aussi du chagrin: elle n'est pas comprise par les siens. Ce n'est pas sa faute si elle a un caractère qui ne ressemble pas à ceux qu'elle voit, autour d'elle! Et ce n'est pas sa faute non plus si à cause de ses joues creuses et de son dos qui ploie, elle ne fait pas honneur à ses parents: «Tu as grandi comme une mauvaise herbe!» entend-elle répéter sans cesse… Si cela continue, elle finira par tomber malade: on le lui a assez promis! Cette idée, elle l'accepte avec résignation, presque avec plaisir. Mourir?—ce ne serait pas un grand malheur. Qui l'aime? Personne. Si! Tante Sylvestre.

      Aux vacances de Pâques, quand après une grosse bronchite, et trois semaines de lit, Monique s'est levée si faible qu'elle ne tient plus sur ses fuseaux,—tante est là! Et lorsque le médecin déclare: «Il faudrait que cette enfant vive à la campagne, longtemps… dans le Midi si c'est possible… au bord de la mer… Le climat et la vie de Paris ne lui valent rien…» tante s'écrie:—«Je la prends avec moi! Je l'emmène. Hyères, c'est excellent, n'est ce pas, docteur?…—Parfait, l'endroit rêvé…»

      C'est convenu, aussitôt. Et Monique a tant de joie en songeant qu'elle va être transplantée, au soleil, près de sa vraie maman, qu'elle ne pense pas à s'attrister de ce que son père et sa mère ne manifestent eux-mêmes aucun regret.

      Monique a douze ans. Elle a une natte dans le dos, et des robes à carreaux, d'écolière. Elle est la première élève de sa classe, dans le pensionnat de tante Sylvestre. A la place des rues grises dans le brouillard s'étend le jardin montant, au flanc de la colline. Le soleil vêt toutes choses d'une splendeur légère. Il luit sur les palmes des chamérops, pareils à des fougères géantes, sur les raquettes épineuses des cactus, sur les aloès bleuâtres ou bordés de jaune, qui ont l'air d'énormes bouquets de zinc. La mer est du même azur foncé que le ciel, ils se confondent, au large…

      Pâques est revenu, Pâques fleuries! Jésus s'avance sur son petit âne, dans le balancement des branches vertes. La terre est comme un seul tapis, éclatant et bariolé, de roses, de narcisses, d'œillets et d'anémones.

      Monique demain sera toute en blanc, comme une petite mariée. Demain! Célébration de ses Noces spirituelles. Le bon curé Macahire,—elle ne peut prononcer son nom sérieusement,—va l'admettre, avec ses compagnes du catéchisme, à la Sainte Table.

      Elle a essayé de se pénétrer des belles légendes des Testaments; elle y a d'autant mieux réussi qu'elle a eu comme répétitrice sa grande amie Elisabeth Meere… Zabeth, qui est protestante, a fait, il y a quatre ans déjà, sa première communion et son rigorisme fervent ajoute une exaltation singulière à la fièvre mystique dont Monique brûle. Toutes deux, dans l'adoration du Sauveur, découvrent obscurément l'amour.

      Celui de Monique est toute confiance, abandon, pureté. Elle s'en va, avec une ivresse ingénue, sur l'aile ouverte de ses rêves. Elle n'a qu'une seule et puérile crainte; celle de ne pas profaner,—en mordant au passage l'hostie de neige,—le corps, invisible et présent, de l'Epoux Divin.

      Il faudra aussi, a bien recommandé l'abbé Macahire, qu'elle se confesse, avant, de ses mauvaises pensées. Elle en a deux qu'elle a beau écarter. Les vilaines mouches se reposent sans arrêt, au lys de son attente… Sa jolie robe! Coquetterie. Et les œufs, les œufs de Pâques! Gourmandise. D'abord le gros, en chocolat, qu'elle recevra de Paris, et puis les moyens et les petits, en sucre de toutes les couleurs et même en vrai œuf, cuit dur dans de l'eau rouge, qui sont si amusants à chercher, à travers les touffes et les bordures du jardin!

      C'est la grande affaire de tante Sylvestre, qui depuis une semaine prépare, pour tout le pensionnat, réjouissances et surprises. C'est aussi sa façon de communier. Du moins c'est l'abbé Macahire qui s'en plaint en ajoutant: «Quel dommage qu'une si brave femme soit une mécréante!»

      Il faudrait croire que ce n'est pas un péché bien grave puisque M. le curé semble le lui pardonner. Ça ennuierait bien Monique d'aller au Paradis, tandis que tante Sylvestre irait en enfer!… Mais toutes ces idées lui cassent la tête… Elle est heureuse, et il fait beau.

      Monique a quatorze ans. Elle ne se souvient pas d'avoir été une enfant souffreteuse. Elle a la robustesse d'une jeune plante qui a trouvé son terrain, et surgi dru.

      Elle est à l'âge merveilleux des lectures, où le monde imaginaire se découvre, et où la jeunesse enveloppe, de son voile magique, le monde réel. Elle n'a pas la notion du mal, tant la vigilance de son éducatrice l'a sarclé, dans cette âme naturellement saine. Elle a en revanche le sentiment et l'appétit du bien.

      Pas rêveuse, mais croyante. Non plus en Dieu, car sur ce point elle s'est dégagée des concepts contradictoires de l'abbé Macahire et d'Elisabeth Meere. Elle s'est insensiblement et d'elle-même convertie au matérialisme raisonné de tante Sylvestre, tout en gardant comme elle une empreinte spiritualiste. Mais elle manifeste en plus,—ferment de son double et premier mysticisme,—quelque tendance à l'absolu. C'est ainsi qu'elle a horreur du mensonge, et adore, religieusement, la justice.

      Elle a toujours pour grande amie Elisabeth Meere. Celle-ci a changé de culte, et de luthérienne est devenue sioniste. Elle est, depuis trois ans, toujours éprise de Monique. Elle l'est d'autant plus qu'elle l'a désirée sans espoir. Elle va quitter bientôt le pensionnat, et son hypocrisie recule devant l'évidente pureté de l'adolescente. Ses baisers voudraient appuyer, et n'osent.

      Monique,—qui éprouve pour le professeur de dessin, (un ancien prix de Rome ressemblant à Alfred de Musset,) une passionnette sentimentale,—est aussi loin de se douter


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