Poésies de Charles d'Orléans. Charles d'Orléans
chant patriotique intitulé: La Complainte de France28. Le but du poëte qui signalait avec douleur les plaies de la patrie, était louable sans doute, mais sa voix n'avait ni la mâle éloquence ni la verve puissante qu'il faut pour de tels sujets; et la ballade de la page 139 (Priez pour paix, doulce Vierge Marie) nous confirme dans cette opinion. Après la Complainte de France, viennent trois autres complaintes29 que je préfère, surtout la première; le poëte y dit ses peines amoureuses, et il est plus à l'aise. En général, toutes les fois que Charles d'Orléans, qu'on pourrait appeler le peintre des petits tableaux, veut sortir de la ballade, de la carole ou du rondel, sa pensée s'alourdit et sa plume s'embarrasse dans les détails. Qu'on lise les poésies tendres et mélancoliques que lui arrachèrent les amertumes et l'isolement de la prison, c'est là qu'il réussit parfaitement. Lorsque des côtes d'Angleterre l'exilé tourne ses regards vers la France30 sa ballade devient une ode sublime et une élégie attendrissante. Les jours de joyeuse humeur, Charles d'Orléans trouve dans ses vers une incroyable dérision et une malignité de bon aloi, qu'aucun écrivain de notre langue n'a connue avant lui; à la page 145 (Je fu en fleur ou temps passé d'enfance), c'est Raison qui l'a mis pour meurir ou feurre de prison. Plus loin, il condamne gaiement son coeur qui voulait fuir à demeurer captif au royaume d'Angleterre31. A la page 141, le poëte raille avec une colère bouffonne L'outrecuidance de Jean de Garencières32, probablement son rival en amour; Ce dernier réplique avec non moins de vivacité, et le tout reste consigné dans deux ballades où chacun exhale à qui mieux mieux, celui-ci sa plaisanterie provoquante, et celui-là son dépit. On avait répandu en France le bruit de la mort du prisonnier, de là une ballade pleine de moquerie, dont la première stance se termine ainsi:
Si fais à toutes gens savoir
Qu'encore est vive la souris33.
Et plus bas:
Nul ne porte pour moy le noir,
On vent meilleur marchié drap gris.
Note 28: (retour) Page 181.
Note 29: (retour) Page 184 et suiv.
Note 30: (retour) Page 139.
Note 31: (retour) Page 146.
Note 32: (retour) Jean de Montenay, sire de Garencières, fait prisonnier à la bataille d'Azincourt (Essai sur les Bardes, etc., par l'abbé de La Rue, t. III, p. 326), soutint longtemps le parti des Armagnacs contre les Bourguignons. En 1411, Charles d'Orléans demandait au roi qu'on rendît à Jean de Garencières la capitainerie de la ville de Caen (Juvénal des Ursins, édit. de 1614, p. 274).
Note 33: (retour) Page 147.
A son arrivée en Angleterre, Charles d'Orléans avait été enfermé à Windsor; en 1422, on le retrouve au château de Bolingbroke; ramené à Londres en 1430, mis à l'enchère comme une bête de somme, on lui donna successivement pour geôliers ceux qui le voulaient prendre au plus bas prix; l'âme du poëte plia sous de telles humiliations: «En ma prison, disait-il plus tard34, pour les ennuys, desplaisances et dangiers en quoy je me trouvoye, j'ay mainteffoiz souhaidié que j'eusse esté mort à la bataille où je fus prins.» En 1433, ayant rencontré un jour chez le comte de Suffolk, alors son gardien, les ambassadeurs de Philippe de Bourgogne, il vint à leur rencontre et leur pressant tendrement la main, il répondit à l'un d'eux qui s'enquérait de sa santé: «Mon corps est bien, mais mon âme est douloureuse; je meurs de chagrin de passer ainsi les plus beaux jours de ma vie en prison sans que personne songe à mes maux35.» Puis, après quelques paroles échangées, le prince ajouta: «Et ne viendrez-vous point me visiter? promettez-le-moi, vous savez si je me tiendrai heureux de vous voir36.» Le comte de Suffolk ne permit pas d'entretien particulier. Il y avait dans l'hôtel de ce comte un barbier, natif de Lille et nommé Jean Canet; le prince aimait causer avec lui, c'était un compatriote. Jean Canet alla trouver les ambassadeurs bourguignons, et leur dit que le duc d'Orléans estimait grandement son cousin le duc Philippe, et qu'il les priait de se charger d'une lettre pour lui; mais cette lettre envoyée le lendemain n'avait pas été écrite librement37. C'est au milieu de ces misères que le prisonnier proposa au monarque anglais, en échange de sa liberté, de le reconnaître pour seigneur suzerain; on a reproché cet acte au duc d'Orléans comme une indigne bassesse, c'était avant tout une Impossibilité.
Note 34: (retour) Discours prononcé par Ch. d'Orléans, en présence du roi Charles VII, au sujet du procès du duc d'Alençon.
Note 35: (retour) Hist. des ducs de Bourgogne, par M. de Brabante, quatrième édition, t. VI, p. 233.
Note 36: (retour) M. de Brabante, loc. cit. p. 234.
Note 37: (retour) M. de Brabante, loc. cit. p. 235.
Déjà en 1435 et 1438, les Anglais avaient amené leur prisonnier à Calais pour y traiter de sa rançon; ces négociations échouèrent; mais en 1439, aux conférences de Gravelines, Charles d'Orléans sut plaire par les charmes de son esprit à la duchesse de Bourgogne; celle-ci fut émue aux récits de si longs malheurs, et elle s'intéressa vivement à la délivrance de son parent. C'est probablement pendant ce dernier voyage en France que le poëte envoya à Philippe de Bourgogne la ballade de la page 151 (Puisque je suis vostre voisin); le duc de Bourgogne répliqua, et les deux princes continuèrent ainsi de régler les affaires de l'Europe38. Certes, l'histoire de la diplomatie n'offre pas trace d'une telle particularité. Tout Bourgongnon suis vrayement, dit le duc d'Orléans à son cousin; les temps étaient bien changés. On fixa la rançon du prisonnier à la somme énorme de cent vingt mille écus d'or.
Note 38: (retour) Les ballades échangées par les ducs d'Orléans et de Bourgogne sont au nombre de sept; voy. pages 151, 152, 153, 154, 155, 158 et 159.
Quand Villon avait dépensé jusqu'à son dernier sou, il adressait une requête à Mgr de Bourbon, qui lui prêtait (c'est l'expression de l'auteur) six écus; Marot escomptait ses Épistres sur la bourse de François Ier; et plus tard, pour une modique gratification, Corneille comparait le financier Montauron à Auguste. Charles d'Orléans, qui devait subir toutes les vicissitudes des grands poëtes ses descendants, prit la plume et envoya