Entre Deux Ames. Delly

Entre Deux Ames - Delly


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sujet de jalouser celle qui deviendra ma femme, riposta tranquillement Elie.

      M. d'Essil le regarda d'un air légèrement effaré.

      — Pourquoi donc, mon ami?

      Elie eut de nouveau ce petit rire railleur qui lui était habituel.

      — Eh! n'allez pas me croire des intentions de Barbe-Bleue!… Bien qu'on ait raconté d'assez jolies choses en ce genre à propos de Fernande, ajouta-t-il avec un léger mouvement d'épaules. J'ai laissé dire, tellement c'était stupide. Aujourd'hui j'imagine qu'on n'en parle plus… Pour en revenir à la future marquise Elie de Ghiliac, j'ai voulu simplement émettre cette idée qu'aucune de ces dames ne serait peut-être très aise de mener l'existence sérieuse, retirée, que je destine à ma seconde femme.

      La mine stupéfaite de M. d'Essil devait être amusante à voir, car son cousin ne put s'empêcher de rire, — d'un rire très jeune, très franc, sans aucun mélange d'ironie cette fois, et qui était fort rare chez lui.

      — Vous voulez vous retirer, Elie?

      — Mais non, pas moi! Je vous parle de ma femme. Allons, je vais m'expliquer…

      Il s'enfonça un peu dans les coussins, d'un mouvement nonchalant. Sous la douce lueur de la petite lampe électrique voilée de jaune pâle, M. d'Essil voyait étinceler ses yeux profonds, que les cils voilaient d'ombre.

      — … Je n'ai pas à vous apprendre que mon premier mariage fut une erreur. Jamais deux caractères ne furent moins faits pour s'entendre que celui de Fernande et le mien. Nous en avons souffert tous deux… et je me suis promis de ne jamais recommencer une expérience de ce genre. J'entends rester libre. Et cependant je souhaite me remarier, afin d'avoir un héritier de mon nom, car je suis le dernier de ma race. Ceci est la question principale. En outre, je ne serais pas fâché de donner une mère à la petite Guillemette, dont la santé, paraît-il, laisse fort à désirer, et dont les institutrices et gouvernantes procurent tant d'ennuis à ma mère, par suite de leur continuel changement.

      — Alors, Elie?

      — Alors, cher cousin, voici: je veux une jeune personne sérieuse, aimant les enfants, détestant le monde, heureuse de vivre toute l'année à Arnelles, et se contentant de me voir de temps à autre, sans se croire le droit de jamais rien exiger de moi. Je ne veux pas de frivolité, pas de goûts intellectuels ou artistiques trop prononcés. Il me faut une femme sérieuse, d'intelligence moyenne, mais de bon sens — et pas sentimentale, surtout! Oh! les femmes sentimentales, les romanesques, les exaltées! Et les pleurs, les crises nerveuses, les scènes de jalousie! ces scènes exaspérantes dont me gratifiait cette pauvre Fernande chaque fois qu'une idée lui passait par la tête!

      Sa voix prenait des intonations presque dures, et une lueur d'irritation parut, pendant quelques secondes, dans son regard.

      — Mais, mon cher ami, il y a tout à parier que n'importe quelle femme, si sérieuse qu'elle soit, sera éprise — et profondément éprise — d'un mari tel que vous, objecta en souriant M. d'Essil. C'est inévitable, voyez-vous.

      — J'espère, si elle est telle que je le souhaite, lui faire comprendre l'inutilité et le danger d'un sentiment de cette sorte, s'adressant à moi qui serai à jamais incapable de le partager, répliqua M. de Ghiliac. Une femme raisonnable et non romanesque saisira aussitôt ce que j'attends d'elle, et pourra trouver encore quelque satisfaction dans une union de ce genre. Maintenant, venons au renseignement que je voulais vous demander: ne voyez-vous pas, parmi votre parenté et vos nombreuses connaissances de province, quelqu'un répondant à mes desiderata?

      — Hum! avec des conditions pareilles, ce sera diablement difficile! Savez-vous, mon cher, qu'il faudrait une femme d'une raison presque surhumaine pour accepter de vivre en marge de l'existence mondaine de son mari, de se voir reléguée toute l'année à Arnelles, alors qu'elle pourrait être une des femmes les plus enviées de la terre, et goûter à tous les plaisirs que procure une fortune telle que la vôtre?

      — J'en conviens, et au fond, je désespère presque de la découvrir.

       Cependant, un hasard!… Une jeune fille très pieuse, peut-être?

      — Une jeune fille pieuse hésitera à épouser un indifférent comme vous,

       Elie.

      — C'est possible. Cependant, j'oubliais de vous dire que je tiens essentiellement à ce point-là. Une forte piété, chez une femme, est la meilleure des sauvegardes, et la première garantie pour son mari.

      — Mais vous n'admettez pas qu'elle puisse exiger la réciprocité?… dit le comte avec un léger sourire narquois. Cependant, il arrive généralement qu'une jeune personne très chrétienne tient à trouver les mêmes sentiments chez son époux. Ce sera donc là encore une difficulté de plus.

      — Ah! vous allez me décourager! dit M. de Ghiliac d'un ton mi-plaisant, mi-sérieux, en saisissant entre ses doigts la fleur rare qui, détachée de sa boutonnière, venait de glisser sur ses genoux. Voyons, cherchez bien dans vos souvenirs. Ma cousine et vous avez là-bas, en Franche-Comté, en Bretagne, aux quatre coins de la France, quantité de jeunes parents, de jeunes amies…

      — Oui, mais aucune ne me paraît apte à réaliser vos voeux. Un homme tel que vous ne peut vouloir d'une petite oie comme Henriette d'Erqui…

      — Non, pas d'oie, mon cousin…

      — Odette de Kérigny est un laideron…

      — Ce n'est pas mon affaire.

      — Tenez-vous à une beauté?

      — Mais je n'en veux pas, au contraire! Une jolie femme est presque nécessairement coquette, elle voudrait devenir mondaine… Non, non, pas de ça! Une jeune personne qui ne soit pas à faire peur, distinguée surtout, — j'y tiens essentiellement, — bien élevée et de caractère égal, docile…

      — Mon cher ami, vous êtes d'une exigence!… Voyons… voyons…

      M. d'Essil appuyait son front sur sa main, comme s'il tentait d'en faire sortir une idée, un souvenir. Elie, dans une de ses mains dégantées, froissait la fleur couleur de soufre. Une tiédeur exquise régnait dans cet intérieur capitonné, où flottait un parfum étrange, subtil et enivrant, qui imprégnait tous les objets à l'usage personnel de M. de Ghiliac.

      M. d'Essil redressa tout à coup la tête.

      — Attendez!… peut-être… Vous serait-il indifférent d'épouser une jeune fille pauvre, mais ce qui s'appelle complètement pauvre, à tel point que vous auriez à votre charge sa famille — père, mère, et six frères et soeurs plus jeunes?

      — La question d'argent n'existe pas pour moi. Mais toute cette famille serait bien encombrante.

      — Pas trop, probablement, car Mme de Noclare, toujours malade, ne

       quitte jamais le Jura, où ils vivent tous dans leur castel des

       Hauts-Sapins, à mi-montagne, là-bas, aux environs de Pontarlier.

       Valderez, la fille aînée, est la filleule de ma femme…

      — Valderez?… C'est Mme d'Essil qui lui a donné ce nom?

      — Oui, c'est un des prénoms de Gilberte, une Comtoise, comme vous le savez. Il ne vous plaît pas?

      — Mais si. Continuez, je vous prie.

      — Cette enfant s'est vue obligée, toute jeune, de remplacer sa mère malade, de la soigner, de s'occuper de ses frères et soeurs, de conduire la maison avec des ressources qui se faisaient de plus en plus minimes, car le père, une cervelle vide, a perdu sa fortune, assez gentille à l'époque de son mariage, dans le jeu et les plaisirs. Maintenant, il mène aux Hauts-Sapins une existence nécessiteuse, sans avoir l'énergie de chercher une position qui puisse enrayer sa course vers la misère noire. Il est aigri, acariâtre, et je soupçonne la pauvre Valderez de n'être rien moins qu'heureuse chez elle, entre ce père toujours murmurant et


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