Entre Deux Ames. Delly
les travaux de son mari devaient nécessairement exaspérer un homme tel que lui, qui est l'indépendance et — il faut bien l'avouer — l'égoïsme personnifiés.
— L'égoïsme, oui, vous dites bien. Et sa conduite envers sa fille, dont il ne s'occupe pas et qu'il connaît à peine? Et son scepticisme, ses habitues ultra-mondaines, son sybaritisme? Et, surtout, ce qu'on ne connaît pas de lui, ce qu'il cache derrière le charme ensorcelant de son regard, de son sourire, de sa voix?… Puis, dites-moi, Jacques, croyez-vous qu'il soit bien agréable pour une femme de voir son mari objet des continuelles adulations d'une cour féminine enthousiaste?… Surtout quand elle-même n'aurait près de lui que le rôle effacé destiné par Elie à sa seconde femme?
— Evidemment… évidemment. Je ne dis pas que tout serait parfait dans ce mariage; mais pensez-vous, Gilberte, que cette pauvre petite soit heureuse chez elle, surtout avec cette constante préoccupation de la pauvreté? Son union avec Elie ramènerait l'aisance parmi les siens. Et elle vivrait tranquille dans cet admirable château d'Arnelles, avec une tâche d'affection et de charité près d'une enfant sans mère; elle porterait un des plus beaux noms de France, jouirait du luxe raffiné dont sait si bien s'entourer Elie…
Mme d'Essil l'interrompit d'un hochement de tête.
— Si elle est restée telle qu'autrefois, ce n'est pas une nature à trouver des compensations dans des avantages de ce genre. La perspective de servir de mère à Guillemette serait probablement plus tentante pour elle, si maternelle et si dévouée près de ses frères et soeurs.
— Enfin, que pensez-vous, Gilberte?…
La comtesse réfléchit un instant, en passant ses longs doigts fins sur son front.
— C'est excessivement embarrassant! Je vous l'avoue, mon ami, Elie me parait un peu effrayant comme mari.
M. d'Essil se mit à rire.
— Allez donc dire cela à ses innombrables admiratrices! Ah! il est évident qu'il sera toujours le maître, car il s'entend à se faire obéir! Mais il est très gentilhomme, et je suis persuadé qu'une femme sérieuse et bonne n'aura jamais à souffrir de son caractère, très orgueilleux, très autoritaire, mais loyal et généreux.
— Et fantasque, et… inconnu, au fond, avouez-le, Jacques. Si j'avais une fille, la lui donnerais-je en mariage? Ce serait, en tout cas, en tremblant beaucoup.
— Hum! moi aussi! Et pourtant, j'ai l'intuition que chez lui la valeur morale est beaucoup plus grande que ne le font croire les apparences. Vous doutiez-vous, par exemple, qu'il fût un patriote ardent?
— Pas du tout, je le croyais plutôt tiède sous ce rapport.
— Eh bien! il vient de se révéler ainsi à moi tout à l'heure. Il se pourrait donc qu'il recelât d'autres surprises agréables. Mais enfin, que décidez-vous pour Valderez?
— Nous n'avons pas de raisons absolument sérieuses pour ne pas prêter les mains à ce projet, Jacques. Il y a beaucoup de contre, c'est vrai, mais beaucoup de pour aussi. Cette enfant sera impossible à marier dans sa lamentable situation de fortune. Puis, un jour ou l'autre, ils n'auront peut-être même plus de pain. Dans de tels cas, des sacrifices s'imposent devant une solution aussi inespérée que le serait une demande en mariage du marquis de Ghiliac. Si Valderez est romanesque, si elle a fait même seulement quelques-uns des rêves habituels aux jeunes filles, il est à craindre qu'elle souffre près d'Elie; mais il est bien possible qu'elle n'ait jamais pris le temps de rêver, pauvre petite! et qu'elle accepte bien simplement ce mariage de raison, cette existence sacrifiée, et la courtoise indifférence de son mari. En ce cas elle pourra trouver des satisfactions dans cette union, — quand ce ne serait que de voir les siens à l'abri de la gêne pour toujours, car Elie se montrera royalement généreux, c'est dans ses habitudes… Par exemple, une chose sera probablement fort désagréable à Valderez: c'est l'indifférence religieuse de M. de Ghiliac.
— Il s'est toujours révélé, dans ses écrits et dans ses paroles, très respectueux des croyances d'autrui, et il est bien certain que sa femme restera libre de pratiquer sa religion comme bon lui semblera.
— Oui, mais une jeune fille pieuse comme Valderez souhaite naturellement mieux que cela. Enfin, si Elie se décide de ce côté, les Noclare nous demanderont certainement des renseignements à son sujet, et nous dirons tout, le pour et le contre. A eux de décider.
— Oui, c'est la seule solution possible. J'imagine, par exemple, que la belle-mère ne sera pas cette fois jalouse de cette jeune marquise-là, comme elle l'était de Fernande, qui était assez jolie, si mondaine, et s'habillait admirablement, — tous défauts impardonnables aux yeux de la très belle et toujours jeune douairière.
— Elle n'aura guère de raisons de l'être, en effet, si Elie persiste dans la ligne de conduite qu'il vous a révélée. Du moment où sa bru ne risquera pas de l'éclipser tant soit peu et ne sera pas aimée du fils qu'elle idolâtre, elle ne lui portera pas ombrage.
— Alors, nous enverrons la photographie demain? Et maintenant, bonsoir, mon amie. Il est terriblement tard. Tâchez de vous endormir enfin.
Il baisa le front très haut où quelques rides s'entrelaçaient et fit deux pas vers la porte. Puis, se retournant tout à coup:
— C'est égal, Gilberte, je crois qu'Elie entretient une utopie en pensant pouvoir persuader à sa femme de n'avoir pour lui qu'un attachement modéré.
— Je le crains. Et c'est ce qui m'effraye pour Valderez. D'autre part, ce mariage serait pour eux une chance tellement inouïe, invraisemblable!… Ah! je ne sais plus, tenez, Jacques! Votre extraordinaire cousin me met la tête à l'envers et je suis bien sûre de ne pouvoir fermer l'oeil un instant. Envoyez la photographie… et je ne sais trop ce que je souhaite: qu'elle lui plaise ou lui déplaise.
II
M. de Ghiliac, d'un geste qui n'avait rien d'empressé, prit sur le plateau qu'un domestique lui présentait l'enveloppe sur laquelle il avait, d'un coup d'oeil, reconnu l'écriture du comte d'Essil, et la décacheta négligemment.
Il se trouvait dans son cabinet de travail, pièce immense, où tout était du plus pur style Louis XV, où tout parlait aussi des goûts de luxe raffiné, d'élégance délicate du maître de ces lieux. Aucune demeure dans Paris ne pouvait rivaliser sous ce rapport avec l'hôtel de Ghiliac, l'antique et opulent logis des ancêtres d'Elie, que celui-ci avait su transformer selon les exigences modernes sans rien lui enlever de son noble cachet. Un parent de son père, grand seigneur autrichien, lui avait légué naguère toute sa fortune, c'est-à-dire quelques millions de revenus, de telle sorte qu'Elie, déjà fort riche auparavant, pouvait réaliser ses plus coûteux caprices, — ce dont il ne se privait nullement.
Nature étrange et infiniment déconcertante que celle-là, ainsi que le déclaraient si bien M. d'Essil et sa femme! Ses meilleurs amis, que subjuguaient la séduction de sa personne et la supériorité de son intelligence, ses soeurs, sa mère elle-même, à laquelle il témoignait une déférence aimable et froide, le considéraient comme une indéchiffrable énigme. On trouvait chez lui les contrastes les plus surprenants. C'est ainsi, par exemple, que cet homme donnait le ton à la mode masculine et voyait le moindre détail de sa tenue avidement copié par la jeunesse élégante, ce sybarite qui s'entourait de raffinements inouïs, avait fait deux ans auparavant un périlleux voyage à travers une partie presque inconnue de la Chine, et de tous ses compagnons, hommes rompus cependant à ce genre d'expéditions, s'était montré le plus énergique, le plus entraînant, le plus infatigable au milieu de dangers et de privations de toutes sortes. C'est ainsi qu'hier encore le mondain sceptique avait laissé entrevoir, aux yeux étonnés de M. d'Essil, un patriote convaincu.
Les femmes l'entouraient d'admirations passionnées, auxquelles, jusqu'ici, il était demeuré insensible. Il se laissait adorer avec une ironique