Entre Deux Ames. Delly

Entre Deux Ames - Delly


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cette jeune fille?

      — Voilà trois ans que nous ne l'avons vue. C'était à cette époque une grande fillette de quinze ans, ni bien ni mal, les traits non formés, un peu gauche et mal faite encore, mais très distinguée cependant. Des cheveux superbes, de délicieuses petites dents et des yeux extrêmement beaux. Avec cela, très sérieuse, dévouée d'une manière admirable à tous les siens, très pieuse, très timide, ignorant tout du monde, mais intelligente et suffisamment instruite.

      — Eh! mais, voilà mon affaire! J'avais comme l'intuition que je découvrirais quelque chose chez vous. La famille est de bonne noblesse?

      — Vieille noblesse comtoise, pure de mésalliances.

      M. de Ghiliac demeura un instant silencieux, les yeux songeurs, en pétrissant entre ses doigts la fleur méconnaissable.

      — D'après ce que vous me dites, elle n'aurait que dix-huit ans, reprit-il. C'est un peu jeune.

      — Elle serait plus malléable.

      — C'est vrai. Et si elle est sérieuse, après tout!… Habituée à vivre à la campagne, dans une quasi pauvreté, Arnelles devra lui paraître un Eden.

      — Evidemment. Et je ne me la figure pas du tout romanesque. Il est vrai qu'avec les jeunes filles, on ne sait jamais… Mon cher Elie, puis-je vous demander d'avoir égard à une de mes petites faiblesses en cessant de massacrer cette pauvre fleur?

      — Pardon, mon cousin, j'avais oublié…

      Abaissant la vitre, il lança au dehors les pétales écrasés. Puis il se tourna vers M. d'Essil.

      — Voilà ce qui s'appelle aimer les fleurs! Quant à moi, ces produits de serre, ces créations compliquées me laissent insensible. Après avoir quelque temps réjoui mes yeux de leur beauté, je les détruis sans pitié. La vraie fleur, pour moi, celle que je n'ai jamais touchée que pour en admirer la simplicité harmonieuse, c'est l'humble fleur des champs et des bois.

      M. d'Essil écarquilla des yeux stupéfaits, ce qui eut pour effet d'exciter de nouveau la gaieté un peu railleuse de M. de Ghiliac.

      — Juste ciel! mon pauvre cousin, je crois que je vous révèle ce soir des horizons insoupçonnés! Elie de Ghiliac devenu lyrique et sentimental! Vous n'en revenez pas… et moi non plus, du reste. Voyons, soyons sérieux. Nous parlions, non pas d'une fleur, mais de Mlle de Noclare — ce qui est tout un peut-être?

      — Une fleur des champs, Elie.

      La bouche railleuse eut un demi-sourire.

      — En ce cas, soyez tranquille, nous la traiterons comme telle. Mais me serait-il possible de voir sa photographie?

      — Ma femme en a une, datant malheureusement de trois ans. Je vous l'enverrai demain.

      — Avec l'adresse exacte, je vous prie. Du moment où je suis décidé à me remarier, je veux en finir le plus tôt possible avec cet ennui. Donc, si la physionomie me plaît à peu près, d'après la photographie, je pars pour le Jura afin de voir cette jeune personne. Mais il me faudrait un prétexte, pour me présenter à M. de Noclare de votre part.

      — Je vous remettrai un mot pour lui en donnant comme motif à votre voyage le désir de consulter de vieilles chroniques qu'il possède et dont je vous ai parlé.

      — En vue d'un prochain ouvrage. C'est cela. J'espère qu'il aura au moins l'idée de me montrer sa fille?

      — Pour plus de sûreté, ma femme pourra vous donner une commission, un petit objet quelconque, que vous serez chargé de remettre à Mlle de Noclare.

      M. de Ghiliac eut un geste approbatif.

      — Très bien… Cette jeune fille a une bonne santé?

      — Excellente. Il n'y a pas de maladie héréditaire dans la famille, je puis vous l'assurer.

      — C'est un point sur lequel je n'aurais pu passer. Décidément, je trouverai peut-être là mon affaire.

      Le silence tomba de nouveau entre eux. M. de Ghiliac jouait négligemment avec son gant. Du coin de l'oeil, son parent le regardait, l'air perplexe et curieux.

      — Alors, pas d'idéal, Elie? dit tout à coup M. d'Essil en se penchant vers lui.

      Les paupières qu'Elie tenait un peu abaissées se soulevèrent, les yeux foncés étincelèrent, et M. d'Essil, stupéfait une fois de plus, y vit passer une flamme qui parut éclairer soudainement tout le beau visage devenu très grave.

      — J'en ai tout au moins un: la patrie! dit M. de Ghiliac d'un ton calme et vibrant.

      Décidément le pauvre M. d'Essil tombait aujourd'hui d'étonnement en étonnement. C'était du reste la coutume de l'insaisissable énigme qu'était Elie de Ghiliac d'interloquer les gens par les sautes étranges — apparentes ou réelles — de ses idées.

      — Ah! Très bien! Très bien! fit le comte, cherchant à reprendre ses esprits. C'est un très noble idéal, cela, un des plus nobles… Et vous en avez peut-être d'autres?

      — Peut-être! Qui sait! Tout arrive!

      Subitement, le sceptique reparaissait, le regard redevenait ironique et impénétrable.

      L'automobile s'arrêtait à ce moment devant la demeure de M. d'Essil. Celui-ci prit congé de son jeune parent, et, d'un pas encore alerte, gagna le troisième étage, où se trouvait son appartement.

      En entrant chez lui, il vit, par une porte entr'ouverte, passer un rais de lumière. Il s'avança et pénétra dans la chambre de sa femme. Mme d'Essil était couchée et lisait. A l'entrée de son mari, elle tourna vers lui son visage froid et distingué, dont un sourire vint adoucir l'expression.

      — Vous ne dormez pas encore, Gilberte? dit M. d'Essil en s'approchant.

      — Impossible de trouver le sommeil, mon ami. Vous avez passé une bonne soirée?

      — Excellente. Elie était particulièrement en verve, ce soir, vous imaginez ce qu'a été sa conversation. Quel être extraordinaire! Tout à l'heure, en venant jusqu'ici, — car il m'a ramené fort aimablement dans sa voiture, — il m'a complètement abasourdi.

      — Racontez-moi cela, si vous n'êtes pas trop pressé de gagner votre lit.

      — Mais pas du tout! assura M. d'Essil en s'installant dans un confortable fauteuil au pied du lit. Ah! vous ne devineriez jamais ce que je viens vous apprendre! Peut-être votre filleule, Valderez de Noclare, est-celle sur le point de faire un mariage inouï, merveilleux!

      Mme d'Essil le regarda d'un air profondément étonné.

      — Pourquoi me parlez-vous ainsi, à brûle-pourpoint, de Valderez, quand il est question d'Elie de Ghiliac?

      Le comte se frotta les mains en riant malicieusement.

      — Vous ne comprenez pas? C'est bien simple, pourtant! Elie cherche une seconde femme, et je lui ai indiqué Valderez.

      Mme d'Essil laissa échapper un geste de stupéfaction.

      — Vous êtes fou, Jacques! Que signifie cette plaisanterie?

      — Une plaisanterie? Aucunement! A preuve que j'ai mission de lui envoyer demain la photographie de votre filleule.

      Et M. d'Essil, là-dessus, raconta à sa femme sa conversation avec Elie.

      Quand il eut fini, elle secoua la tête.

      — Ce serait, en effet, un sort magnifique pour cette enfant… Mais serait-elle heureuse dans une union de ce genre? Elie est une nature si étrange, si inquiétante!

      — Aucune critique sérieuse n'a jamais pu être faite sur sa vie privée, il faut le reconnaître, Gilberte.

      — C'est incontestable, et nous devons le dire bien vite à son honneur.

      


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