Entre Deux Ames. Delly

Entre Deux Ames - Delly


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N'importe, vous l'aurez toujours, Elie… Et je vais vous demander encore quelque chose — une de ces fleurs superbes que vous avez là. Oh! je ne sais vraiment comment font vos jardiniers de Cannes et d'Arnelles pour obtenir de pareilles merveilles!

      M. de Ghiliac étendit la main et prit, dans la jardinière de Sèvres posée sur son bureau, un énorme oeillet jaune pâle qu'il présenta à Mme de Brayles.

      La jeune femme enleva vivement le bouquet de violettes de Parme, attaché à sa jaquette, et le remplaça par la fleur qui allait lui permettre tout à l'heure d'exciter la jalousie des bonnes amies, et irait ensuite se cacher dans quelque livre préféré, où cette Parisienne du vingtième siècle, frondeuse et frivole, mais rendue sentimentale par l'amour, la contemplerait, et la baiserait peut-être.

      Mais tandis que ses doigts gantés de blanc attachaient l'oeillet au revers brodé de la jaquette, son regard se glissa encore vers cette photographie qui l'intriguait, décidément.

      Elie la conduisit jusqu'au vestibule et revint vers son cabinet. Il prit de nouveau la photographie, la considéra quelques instants…

      "Elle doit être distinguée, songea-t-il. Cela me suffit. Pour ce qui lui manquera, je la formerai à mon gré. Le tout est qu'elle soit docile et suffisamment intelligente."

      Sur le bureau, le bouquet de violettes était resté, oublié, volontairement ou non, par Mme de Brayles. Elie le prit et le lança au lévrier.

      — Tiens, amuse-toi, Odin.

      Il s'enfonça dans son fauteuil et regarda pendant quelques instants, avec un sourire moqueur, le chien qui éparpillait les fleurs sur le tapis. Puis il sonna et ordonna au domestique qui se présenta:

      — Enlevez cela, Célestin… Et dites d'atteler le coupé, avec les chevaux bais.

      * * *

      A cette même heure, on annonçait chez Mme d'Essil la marquise de Ghiliac. Ce fut M. d'Essil qui apparut au salon, en excusant sa femme, qu'une douloureuse névralgie retenait au lit.

      — Je ne l'avais pas vue, hier soir, chez Mme de Mothécourt, et je venais précisément savoir si elle était souffrante, expliqua Mme de Ghiliac.

      M. d'Essil remercia, tout en songeant: "Que nous veut-elle?" car la belle et froide marquise n'avait pas coutume de se déranger facilement pour autrui.

      Ils échangèrent quelques propos insignifiants, puis Mme de Ghiliac demanda tout à coup:

      — Dites-moi, mon cher Jacques, ne connaîtriez-vous pas, dans vos gentilhommières de province, quelque jeune fille de vieille race, sérieuse et simple, qui puisse faire une bonne épouse et une bonne mère?

      Sous les verres du lorgnon, les paupières de M. d'Essil clignèrent un peu.

      — Une bonne épouse et une bonne mère? Grâce à Dieu, j'en connais plusieurs aptes à ce beau rôle!

      — Oui, mais il y aurait ici un cas particulier. Elie songe à se remarier, Jacques, il m'en a parlé dernièrement. Mais il lui faudrait une jeune personne tout autre que cette pauvre Fernande. Vous connaissez sa nature, vous savez qu'il serait peine perdue de chercher à être aimée de lui. Il veut faire uniquement un mariage de raison, pour perpétuer son nom et donner une mère à Guillemette. Il ne lui faut donc pas une mondaine, une jeune fille frivole, ni une intellectuelle ou une savante.

      — Oui, je sais qu'il a en horreur ce genre de femmes.

      — Il faudrait que cette jeune personne acceptât de demeurer toute l'année à Arnelles, de soigner l'enfant, de ne jamais entraver l'indépendance de son mari. Elle devrait être suffisamment intelligente, car Elie n'épousera jamais une sotte.

      — Je comprends… intelligence moyenne… Jolie?

      Tandis que M. d'Essil posait cette question, une lueur de fine raillerie traversait ses yeux pâles qui enveloppaient d'un rapide coup d'oeil la belle marquise de Ghiliac, — oui, toujours belle et d'apparence si jeune, bien qu'elle fût plusieurs fois grand'mère.

      Une contraction légère serra les lèvres fines.

      — Non, pas jolie, surtout! dit-elle avec vivacité. Elle aurait peut-être en ce cas des prétentions de coquetterie qu'Elie ne tolérerait pas. Mais il ne voudrait pas non plus d'un laideron.

      Un peu de regret se percevait dans le ton. L'expression malicieuse s'accentua dans le regard de M. d'Essil.

      — Evidemment! Le contraste serait trop fort, dit-il en riant. Je vois ce qu'il vous faut, Herminie… non, je veux dire ce qu'il faut à Elie. Mais je dois vous apprendre que lui-même m'a parlé à ce sujet, pas plus tard qu'hier, et que je lui ai indiqué une jeune personne susceptible de lui convenir.

      — Vraiment! Qui donc? dit-elle vivement.

      M. d'Essil lui répéta ce qu'il avait appris la veille à Elie touchant Valderez de Noclare. Mme de Ghiliac l'écoutait avec une attention soutenue. Quand il eut terminé, elle demanda:

      — N'auriez-vous pas un portrait d'elle?

      — Je l'ai envoyé ce matin à Elie. Du reste, il date de trois ans.

      — N'importe, on peut juger un peu…

      — Eh bien, demandez à votre fils de vous le communiquer, ma chère

       Herminie.

      Une ombre voila pendant quelques instants le regard de Mme de Ghiliac.

      — Elie a horreur que l'on s'immisce dans ses affaires, dit-elle d'un ton bref. Il ne m'a pas chargée de lui chercher une femme, je vous serai donc reconnaissante de ne pas lui parler de cette démarche. Mais je voudrais le voir remarié, à cause de Guillemette… et puis je crains toujours qu'il ne se laisse aller à faire quelque mariage dans le genre du premier. Il y a de ces coquettes si habiles!… Roberte de Brayles, par exemple, qui, entre parenthèses, se compromet vraiment par trop avec lui, comme me le faisait remarquer hier Mme de Mothécourt.

      M. d'Essil eut un fin sourire.

      — Rassurez-vous, Herminie, votre fils n'est pas homme à céder devant une coquette. Il lui faut rendre cette justice qu'il a une tête remarquablement organisée, sur laquelle les plus habiles manoeuvres féminines n'ont pas prise. Cette pauvre Roberte perd son temps, et, ce qui est plus grave, sa dignité. Fort heureusement, elle a affaire à un vrai gentilhomme. Mais quelle triste cervelle que celle de cette jeune femme! Certes, moi non plus, je n'aurais jamais souhaité pareille épouse à Elie!

      Mme de Ghiliac se mit à rire, tout en se levant.

      — Triste cervelle! Pas tant que cela! Sa passion pour Elie mise à part, c'était un fameux rêve de devenir marquise de Ghiliac, après avoir été réduite à vivre d'expédients!… Et, dites donc, Jacques, elle en ferait un aussi, votre petite pauvresse de là-bas, si elle devenait la femme d'Elie?

      — Oui, la pauvre enfant! Ah! cela changerait Elie! Elle n'aura rien de mondain, celle-là, elle ne saura probablement même pas s'habiller…

      — Oh! cela n'a aucune importance!… Elle doit vivre à la campagne!

      Les yeux de M. d'Essil pétillèrent de malice, tandis qu'il répliquait avec une douceur imperceptiblement narquoise:

      — Oh! évidemment, cela na aucune importance!… aucune, aucune!

      Et, tandis qu'il accompagnait Mme de Ghiliac jusqu'à la porte, il redit encore:

      — Aucune, aucune, en vérité!

       Table des matières

      La neige couvrait la grande cour des Hauts-Sapins, dérobant ainsi aux regards les pavés lamentablement inégaux, de même que, sur le toit du vieux castel,


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