Entre Deux Ames. Delly
choses, dont je ne m'occupe guère, je l'avoue.
— Rien ne me sera plus agréable que d'être traité sans cérémonie, monsieur, et je serai fort heureux de présenter mes hommages à Mme de Noclare.
— Alors, permettez que je la prévienne.
Il s'éloigna et revint presque aussitôt en invitant son hôte à le suivre. Ils traversèrent le vestibule et entrèrent dans une salle tendue de tapisseries fanées, ornée de vieux meubles de noyer soigneusement entretenus. Des branches de houx et de gui s'échappaient de hottes rustiques pendues à la muraille. Quelques oiseaux gazouillaient dans une cage près de la fenêtre. Dans la grande cheminée de pierre grise, un énorme feu de bûches flambait, répandant une douce tiédeur dans la vaste pièce.
Une femme d'une quarantaine d'années était étendue sur une chaise longue, près du foyer. Elle tourna vers l'étranger un visage diaphane, au regard morne et las, et lui tendit la main avec un mot gracieux murmuré d'une voix fatiguée.
M. de Noclare, très empressé, avança à son hôte le meilleur fauteuil, s'en alla à la recherche de sa fille, puis revint promptement, en homme qui ne veut pas perdre une minute d'une visite si précieuse. Il mit la conversation sur Paris, sur ses fêtes et ses plaisirs. Dans ses yeux, semblables pour la nuance à ceux de Valderez, mais si différents d'expression, M. de Ghiliac pouvait lire le regret ardent que cet homme de cinquante ans gardait de sa vie frivole d'autrefois.
Une fillette de quatorze ans, un peu pâle et fluette, mais de mine éveillée, apparut bientôt avec une assiette garnie de tartines beurrées. Derrière elle entra Valderez, chargée d'un plateau qui supportait les tasses et la théière.
— Ma fille aînée, que vous avez déjà vue tout à l'heure, monsieur, dit
M. de Noclare. Celle-ci est Marthe, la cadette.
Valderez se mit en devoir de servir le thé. Elie, tout en causant avec le charme étincelant qui lui était habituel, ne perdait pas un des ses mouvements. Nul plus que lui ne possédait ce don, précieux pour un écrivain, de saisir chez autrui les moindres nuances, en paraissant tout entier cependant à la conversation même la plus absorbante.
Valderez vint lui présenter une tasse de thé. Il la prit avec un remerciement, la posa près de lui sur une table que venait d'avancer M. de Noclare, puis, levant les yeux vers la jeune fille, il lui dit avec un sourire:
— Il ne faut pas que j'oublie, mademoiselle, la petite commission que ma cousine d'Essil m'a donnée pour vous
Il lui remit un très mince paquet entouré d'un coquet ruban, que
Valderez prit en remerciant avec une grâce timide.
Elle s'en alla à la recherche de la chronique et revint bientôt avec un rouleau de parchemins jaunis. M. de Ghiliac, s'étant excusé fort courtoisement de la déranger ainsi, se mit à parcourir les vieux papiers, tout en continuant de s'entretenir avec son hôte. De temps à autre, il s'interrompait pour demander une explication à Valderez, que son père lui avait désignée comme étant au courant des antiques chroniques du pays. Elle répondait avec beaucoup de clarté et une très grande simplicité, bien qu'au fond elle ressentît une gêne intense devant ce brillant étranger dont le superbe regard semblait vouloir fouiller jusqu'au plus profond de l'âme.
— Je regrette de ne pouvoir pousser plus loin mes recherches là dedans. Je suis sûr que j'y découvrirais des choses fort curieuses, dit M. de Ghiliac en roulant avec soin les parchemins.
— Mais emportez-les donc, monsieur! Et ne vous gênez pas pour les garder tant qu'il vous plaira! s'écria avec empressement M. de Noclare, qui semblait littéralement en extase devant lui.
— Mais je priverais peut-être mademoiselle?… dit Elie en se tournant vers Valderez.
Elle secoua négativement la tête.
— Je n'ai plus le temps de m'occuper de ces recherches. Emportez ces papiers sans crainte, monsieur.
Il s'inclina avec un remerciement, et, jetant un coup d'oeil sur la pendule, se leva en faisant observer qu'il était temps pour lui de songer au départ, s'il ne voulait manquer l'heure du train. Il prit congé de Mme de Noclare et de Valderez, et sortit du parloir avec M. de Noclare.
— Eh bien! eh bien! qu'est-ce que cela? Valderez, ne peux-tu surveiller ces enfants? s'écria M. de Noclare avec irritation.
Dans le vestibule, Cécile et un petit garçon du même âge se trouvaient près du coffre, où M. de Ghiliac avait déposé sa pelisse et s'amusaient à enfouir leur visage dans la fourrure magnifique qui ornait celle-ci.
— Mais cela n'a aucune importance, monsieur! dit Elie en riant.
Valderez était déjà là. Un peu rouge de confusion, elle prit les enfants par la main et les emmena vers une pièce voisine. Ces mots parvinrent aux oreilles d'Elie, prononcés d'un ton de douce sévérité par la voix harmonieuse de la jeune fille:
— Que c'est vilain d'aller toucher comme cela au vêtement de ce monsieur!
A quoi une petite voix enfantine répondit:
— Oh! Valderez! c'était si chaud, et ça sentait si bon!
— Vous avez de nombreux enfants, je crois, monsieur? dit Elie tandis que, ayant endossé sa pelisse avec l'aide de son hôte très empressé, il se dirigeait vers la porte du vestibule.
M. de Noclare eut un profond soupir.
— Sept! Et ma femme est de si faible santé! Sans ma fille aînée, je ne sais ce que nous deviendrions. Elle est toute dévouée à ses frères et soeurs. Mais enfin, elle peut se marier un jour ou l'autre… bien qu'une fille sans dot, hélas!… Car malheureusement la beauté ne suffit pas toujours…
— Non, pas toujours… Mais ne vous dérangez pas, monsieur! Je ne souffrirai pas que vous m'accompagniez plus loin.
En rentrant dans le parloir, M. de Noclare s'exclama avec enthousiasme:
— Quel être merveilleux! Quel chic! Quelle élégance! Tout ce que j'en avais entendu dire est encore au-dessous de la vérité. C'est un homme à tourner toutes les têtes, qu'en dites-vous, Germaine?
— Oh! pour cela, oui! répondit Mme de Noclare, que cette visite semblait avoir légèrement éveillée de sa torpeur maladive. Quelle surprise nous a faite là M. d'Essil! M. de Ghiliac est fort aimable… et fier cependant.
— Il a bien le droit de l'être! Ah! en voilà un à qui tout sourit dans la vie! murmura M. de Noclare avec un soupir d'envie.
Il se mit à marcher de long en large, les sourcils froncés, tout en aspirant un subtil parfum qui flottait encore dans l'air tiède de la pièce. Valderez venait d'entrer et s'occupait à ranger la table où elle avait servi le thé. Son père s'arrêta tout à coup devant elle.
— Dis donc, tu aurais bien pu changer de robe! dit-il d'un ton sec. Crois-tu qu'il soit convenable de te présenter avec cette vieillerie-là? Quelle opinion a dû avoir de toi M. de Ghiliac, accoutumé à toutes les élégances?
— Mais, mon père, vous savez bien que je n'ai pas eu le temps! Cette robe est vieille, c'est vrai, mais propre… Et que peut nous faire l'opinion de cet étranger? Il a bien vu aussitôt que nous étions pauvres, ce qui n'est pas un déshonneur, si nous savons conserver notre dignité.
— Ah! oui, il l'a vu!… Etre obligé de recevoir un homme comme lui dans cette maison misérable, et avec ça sur le dos! fit-il en désignant sa vieille jaquette râpée. Ses domestiques me mettraient à la porte, si je me présentais chez lui comme cela!
Il leva les épaules et reprit sa promenade à travers la salle. Quand
Valderez fut sortie, il se rapprocha de sa femme.
— Elle est extraordinaire, cette enfant-là, pour être si peu coquette!
Avec une beauté comme