Entre Deux Ames. Delly
un type curieux à étudier et qu'ils le retrouveraient, disséqué avec une incomparable maîtrise, dans son prochain roman. Ironiste très fin et très mordant, il dévoilait d'un mot, dans ses paroles ou dans ses écrits, toutes les faiblesses, tous les ridicules, et ses railleries acérées, qui s'enveloppaient de formes exquises lorsqu'elles s'adressaient aux femmes, étaient redoutées de tous, car elles désemparaient les gens les plus sûrs d'eux-mêmes.
Telle était cette personnalité singulière que Mme d'Essil avait raison de trouver fort inquiétante.
En ce moment, M. de Ghiliac considérait avec attention la photographie qu'il venait de tirer de l'enveloppe. Comme l'avait dit M. d'Essil, elle représentait une fillette d'une quinzaine d'années, trop maigre, aux traits indécis, aux yeux superbes et sérieux. Une épaisse chevelure couronnait ce jeune front où le souci semblait avoir mis déjà son empreinte.
— Une photographie ne signifie rien, surtout si mauvaise que celle-ci, murmura M. de Ghiliac. Là-dessus, la physionomie ne me déplaît pas. Les yeux sont beaux, et dans un visage c'est le principal. J'irai un de ces jours là-bas, et nous verrons.
Il donna une caresse distraite à Odin, son grand lévrier fauve, qui s'approchait et posait timidement son long museau sur ses genoux. Le négrillon accroupi à ses pieds lança au chien un regard jaloux. Benaki avait été ramené d'Afrique par M. de Ghiliac, qui l'avait acheté à un marché d'esclaves, et partageait avec Odin les faveurs de ce maître impérieux et fantasque, bon cependant, mais qui ne semblait pas considérer l'enfant autrement que comme un petit animal gentil et drôle, dont il daignait s'amuser parfois, et qui mettait une note originale dans l'opulent décor de son cabinet.
Un domestique apparut, annonçant:
— Mme la baronne de Brayles demande si monsieur le marquis veut bien la recevoir.
— Faites entrer! dit brièvement M. de Ghiliac.
Il posa la photographie sur son bureau et se leva en repoussant du pied Benaki, ainsi qu'il eût fait d'Odin. Le négrillon se réfugia dans un coin de la pièce, tandis que son maître, d'un pas nonchalant, s'avançait vers la visiteuse.
C'était une jeune femme blonde, petite et mince, d'une extrême et très parisienne élégance. Ses yeux à la nuance changeante, bleus ou verts, on ne savait, brillèrent soudainement en se fixant sur M. de Ghiliac, tandis qu'elle lui tendait la main avec un empressement qui ne paraissait pas exister chez lui.
— J'avais tellement peur que vous ne soyez déjà sorti! Et je tenais tant cependant à vous voir aujourd'hui! J'ai une grande, grande faveur à vous demander, Elie.
Roberte de Grandis avait été l'amie d'enfance de la soeur aînée de M. de Ghiliac et de sa première femme. Il existait même un lien de parenté éloigné entre sa famille maternelle et les Ghiliac. De deux ans seulement moins âgée qu'Elie, elle avait, enfant, joué fort souvent avec lui. Adolescents, ils montaient à cheval ensemble, pratiquaient tous les sports dont était amateur M. de Ghiliac. Celui-ci trouvait en Roberte l'admiratrice la plus fervente; il n'ignorait pas la passion dont, déjà, il était l'objet. Mais jamais il ne parut s'en apercevoir. Lorsque, à vingt-deux ans, il épousa la fille aînée du duc de Mothécourt, Roberte crut mourir de désespoir. Elle céda peu après aux instances de ses parents en acceptant la demande du baron de Brayles, qu'elle ne chercha jamais à aimer et qui la laissa veuve et à peu près ruinée trois ans plus tard.
L'année suivante, Elie perdait sa femme. L'espoir, de nouveau, était permis. La passion n'avait fait que grandir dans l'âme de Roberte. Elle cherchait toutes les occasions de rencontrer M. de Ghiliac, elle multipliait près de lui les flatteries discrètes, les mines coquettes et humbles à la fois qu'elle pensait devoir plaire à un orgueil masculin de cette trempe. Peine perdue! Elie restait inaccessible, il ne se départait jamais de cette courtoisie un peu railleuse, un peu dédaigneuse — un peu impertinente, prétendaient les plus susceptibles — qu'il témoignait généralement à toutes les femmes, en y joignant seulement, pour elle, une nuance de familiarité qu'autorisait leur amitié d'enfance.
— Une faveur? Et laquelle donc, je vous prie? dit-il tout en désignant un fauteuil à la jeune femme, en face de lui.
Elle s'assit avec un frou-frou soyeux, en rejetant en arrière son étole de fourrure. Puis son regard admirateur fit le tour de la pièce magnifique, bien connue d'elle pourtant; et se reporta sur M. de Ghiliac qui venait de reprendre place sur son fauteuil.
— C'est une chose que je désire tant! Vous n'allez pas me la refuser,
Elie?
Elle se penchait un peu et ses yeux priaient.
M. de Ghiliac se mit à rire.
— Encore faudrait-il savoir, Roberte?…
— Voilà ce dont il s'agit: Mme de Cabrols donne le mois prochain une fête de charité. Il y a une partie littéraire. Alors j'ai conçu le projet audacieux de venir vous demander un petit acte — rien qu'un petit acte, Elie! Notre fête aurait un succès inouï de ce seul fait.
— Désolé, mais c'est impossible.
— Oh! pourquoi?
Les sourcils du marquis se rapprochèrent légèrement. M. de Ghiliac n'aimait pas être interrogé quant au motif de ses refus, sur lesquels il avait coutume de ne jamais revenir, — et cela, peut-être, parce qu'il les faisait trop souvent sous l'empire de quelque caprice lui traversant soudainement l'esprit.
— C'est impossible, je vous le répète! dit-il froidement. Vous trouverez fort bien ailleurs, et votre fête n'en aura pas moins beaucoup de succès.
— Non, ce ne sera plus la même chose! On se serait écrasé si nous avions pu mettre votre nom sur notre programme! Ce petit acte que vous aviez composé pour votre fête de l'été dernier était tellement délicieux!
— Eh bien! je vous autorise à le faire jouer de nouveau.
— Mais j'aurais voulu de l'inédit!… Quelque chose que vous auriez fait spécialement, uniquement pour… nous!
Les lèvres de M. de Ghiliac s'entr'ouvrirent dans un sourire d'ironie.
— Ah! quelque chose de fait uniquement pour "vous"? dit-il en appuyant sur le pronom, tandis que son regard railleur faisait un peu baisser les yeux changeants qui suppliaient. Voilà qui aurait flatté votre vanité, n'est-ce pas, Roberte? Vous auriez pu dire à tous et à toutes: "C'est moi qui ai décidé M. de Ghiliac à écrire cela."
Elle releva les yeux et dit d'une voix basse, où passaient des intonations ardentes:
— Oui, je voudrais que vous le fassiez un peu pour moi, Elie!
Pendant quelques secondes, les prunelles bleu sombre, ensorcelantes et dominatrices, se tinrent fixées sur elle. Cet homme, qui avait certainement toute conscience de son pouvoir, semblait se complaire dans l'adoration suppliante de la femme qui s'abaissait ainsi à mendier près de lui ce qu'il lui avait toujours refusé.
Puis un pli de dédain ironique souleva sa lèvre, tandis qu'il ripostait froidement:
— Vous êtes trop exigeante, Roberte. Je vous le répète, il m'est impossible d'accéder à votre désir. Adressez-vous à Maillis, ou à Corlier; ils vous feront cela très bien.
Une crispation légère avait passé sur le fin visage de Mme de Brayles.
Elle soupira en murmurant:
— Il le faudra bien! Mais j'avais espéré un peu… Enfin, pardonnez-moi, Elie, d'être venue vous déranger.
Elle se levait, en rajustant son étole. Son regard tomba à ce moment sur la photographie posée sur le bureau. Une soudaine inquiétude y passa, que remarqua sans doute M. de Ghiliac, car un peu d'amusement apparut sur sa physionomie.
— Je suis au contraire charmé d'avoir eu le plaisir de votre visite, dit-il courtoisement. Vous verrai-je ce soir à l'ambassade d'Angleterre?
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