Entre Deux Ames. Delly

Entre Deux Ames - Delly


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combes profondes, et la vallée où se blottissait le village de Saint-Savinien, blanches les sapinières escaladant les pentes abruptes, blancs encore les pâtis aujourd'hui déserts.

      A travers la cour, Valderez de Noclare allait et venait, faisant craquer doucement la neige sous ses petits sabots. Elle transportait de la buanderie, vieille bâtisse lépreuse, jusque dans la cuisine, le linge du dernier blanchissage. Un tablier de toile bleue fort passée entourait sa taille, qui se devina d'une extrême élégance sous la vieille robe mal coupée. Valderez était, en effet, grande sans excès et admirablement bien faite. Le capuchon qui entourait sa tête empêchait de voir son visage; mais il était facile de constater que dans sa besogne de ménagère, elle gardait des manières d'une grâce naturelle incomparable.

      Elle s'arrêta tout à coup au milieu de la cour en apercevant une toute petite fille qui venait d'apparaître sur le perron:

      — Que veux-tu, ma Cécile? demanda-t-elle.

      — Bertrand dit qu'il est l'heure de goûter, Valderez, fit une petite voix légèrement bégayante. Et papa se fâche parce qu'il ne trouve pas la clef du grenier aux vieux livres.

      Valderez plongea vivement la main dans la poche de sa robe.

      — C'est vrai, j'ai oublié de l'accrocher à sa place! Viens la chercher, Cécile.

      L'enfant descendit et s'avança à petits pas pressés. Elle prit la clef que lui tendait sa soeur, mais demeura immobile, en levant vers Valderez un visage un peu inquiet.

      — Eh bien! qu'attends-tu? demanda la jeune fille d'un ton malicieux.

      — Mais… Bertrand voudrait bien goûter!

      Un éclat de rire délicieusement jeune et frais s'échappa des lèvres de

       Valderez.

      — Et Mlle Cécile aussi, n'est-ce pas? Allons, rentre vite, je vais avoir fini dans cinq minutes. Ne perds pas la clef, surtout!

      Elle se pencha pour ramener sur les épaules de l'enfant la petite pèlerine qui glissait. Ce mouvement fit tomber son propre capuchon, mal attaché. Entre les nuages gris pâle dont le ciel était parsemé, un rayon de soleil perça à ce moment; il éclaira triomphalement un visage aux lignes pures, un teint d'une merveilleuse blancheur, une chevelure souple, ondulée, d'un brun doré admirable.

      — Valderez, un monsieur! murmura Cécile.

      Son petit doigt se tendait vers la grille. Valderez tourna vivement la tête de ce côté; elle vit, derrière les barreaux, un jeune homme de haute taille, qui lui était complètement inconnu.

      Au même instant, l'étranger, détournant son regard attaché sur Mlle de

       Noclare, agitait la sonnette d'une main décidée.

      La jeune fille eut un mouvement pour se diriger vers le logis, afin d'y déposer son linge. Mais non, elle ne pouvait faire attendre cet étranger les pieds dans la neige. Elle s'en alla vers la grille avec son fardeau, en rajustant tant bien que mal son capuchon.

      Le jeune homme se découvrit en demandant:

      — Suis-je bien ici aux Hauts-Sapins, chez M. de Noclare, mademoiselle?

      Valderez répondit affirmativement, tout en faisant tourner la clef dans la serrure et en ouvrant un battant de la grille.

      — Lui serait-il possible de me recevoir? Je viens de la part du comte d'Essil…

      La physionomie sérieuse et un peu intimidée de Valderez s'éclaira aussitôt.

      — Sans doute! M. d'Essil est un excellent ami de notre famille. Entrez donc, monsieur.

      Il la suivit à travers la cour. Ses pénétrantes prunelles bleues l'enveloppaient d'un regard investigateur, comme pour noter le moindre de ses mouvements.

      — Cécile! appela Valderez.

      Mais la petite fille, intimidée, avait disparu. Valderez se tourna vers l'étranger:

      — Voulez-vous monter, monsieur? dit-elle en désignant le vieux perron branlant dont la neige cachait l'état lamentable. Je vais me débarrasser de ce linge et je vous rejoins aussitôt.

      Elle s'éloigna, tandis que le jeune homme, gravissant le perron, entrait dans un large vestibule aux murs de pierre grisâtre, où, pour tout ornement, se voyaient quelques vieux trophées de chasse, trois ou quatre bancs et coffres de chêne usé…

      — En vérité, tout cela sent la misère! murmura-t-il en jetant un coup d'oeil autour de lui, tandis qu'il enlevait vivement l'opulente pelisse dont il était couvert et la déposait sur un des coffres.

      Valderez apparut presque aussitôt, débarrassée de son tablier et de son capuchon; elle fit entrer l'étranger dans un grand salon très nu, où demeuraient, seuls vestiges d'un passé meilleur, quelques vieux meubles assez beaux et un portrait représentant un seigneur du seizième siècle portant les insignes de la Toison d'or.

      — Qui devrai-je annonce à mon père, monsieur?

      En adressant cette question, Valderez levait les yeux vers l'étranger. Et ces yeux d'un brun velouté, si grands et si profonds, étaient les plus beaux yeux qui se pussent voir; ils avaient une saisissante expression de fierté et de douceur et laissaient rayonner, sans ombre, l'âme pure et grave de Valderez.

      — Le marquis de Ghiliac, mademoiselle, répondit-il en s'inclinant.

      Elle eut un léger tressaillement de surprise et rougit un peu. Dans son regard, Elie vit passer une expression d'étonnement intense, presque incrédule. La jeune provinciale ignorante du monde avait évidemment, malgré tout, entendu parler de cette célébrité et se demandait avec stupéfaction ce qu'un homme comme lui venait faire aux Hauts-Sapins.

      Elle s'éloigna d'une allure souple, extrêmement gracieuse. M. de Ghiliac s'approcha d'une fenêtre. Celle-ci donnait sur le jardin, en ce moment vaste étendue de neige. Les yeux du marquis parurent suivre pendant quelques instants les jeux du soleil sur la blanche parure des sapins.

      "Il est amusant, mon cousin d'Essil, avec sa photographie datant de trois ans! songea-t-il avec un léger rire moqueur. Pour quelqu'un qui ne veut pas d'une beauté, je tombe bien! Admirable, positivement! Et combien de nos jeunes mondaines pourraient envier l'aisance si naturelle, l'élégance si aristocratique de cette petite provinciale perdue dans ses neiges et ses sapins, fagotée je ne sais comme et occupée à de pénibles besognes ménagères! Avec cela, une incomparable fraîcheur morale, certainement, car ces yeux-là ne trompent pas… une intéressante étude de caractère à faire!"

      Il se détourna en entendant la porte s'ouvrir. Un homme de belle taille, maigre et distingué, les cheveux grisonnants, entrait vivement. Lui aussi avait une physionomie stupéfaite, mais visiblement ravie.

      — Vraiment, monsieur! Quelle amabilité!… Par ce temps!

      Dans sa surprise, il bredouillait un peu. M. de Ghiliac, sans paraître s'en apercevoir, expliqua le motif de sa visite en quelques phrases aimables et remit à son hôte une lettre de M. d'Essil.

      Tandis que M. de Noclare lisait, Elie l'examinait à la dérobée. Cette physionomie mobile, aux lignes molles, laissait deviner la nature de cet homme, prodigue incorrigible, âme faible et volontaire à la fois, qui avait conduit les siens à la ruine et n'avait jamais eu le courage de tenter de remonter le courant.

      — Vraiment, quelle heureuse idée a eue mon ami d'Essil de se rappeler nos vieilles chroniques! s'exclama M. de Noclare, à peine sa lecture terminée. Cela nous vaut la faveur aussi flatteuse qu'inattendue d'une visite de vous, monsieur. Hélas! je ne suis plus Parisien! Mais je sais quelle place vous tenez… Asseyez-vous, je vous en prie! Je suis désolé de vous recevoir ainsi! Ce salon est glacial…

      De fait, M. de Ghiliac regrettait fort d'avoir quitté sa pelisse.

      — Si j'osais?… continua M. de Noclare en hésitant. Nous passerions dans


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