Dictionnaire de la langue verte. Alfred Delvau

Dictionnaire de la langue verte - Alfred Delvau


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elle va de conserve avec lui, c'est bien, nul ne s'en plaint; mais quand elle vole seule, elle perd aisément le nord et s'égare en égarant les autres.

      Je ne veux pas me prononcer au sujet de l'esprit ou de l'imagination de mes devanciers, de peur de les fâcher avec un compliment—ou de leur faire plaisir avec une épigramme. Ce n'est pas le lieu d'ailleurs. Mes devanciers ont agi à leur guise, d'après les inspirations de leur génie particulier: je ne les en blâme—ni ne les en loue. Je regrette seulement—pour eux—que quelques-uns d'entre eux n'aient pas su éviter l'écueil contre lequel sont venus échouer avant eux tant d'autres étymologistes trop savants,—par exemple Ménage, qui fait venir canaille de canalis quand il avait canis sous la main. M. Marty-Laveaux le disait très pertinemment: les savants comme Ménage et quelques-uns de mes devanciers vont chercher trop loin leurs étymologies [9], et c'est dans ces voyages au long cours qu'ils rencontrent l'écueil en question. Il est si simple de rester au coin de son feu, les coudes sur la table, les pieds sur les chenets, comme un honnête bourgeois sans prétention, qui trouve sans peine parce qu'il cherche sans effort! L'effort, voilà ce qui a gâté tant de savants livres!

      L'étymologie, étant une maladie, a sa contagion; moi, parvulissime, j'ai fait comme les grands docteurs de l'Université de Marburg—et d'ailleurs: je me suis lancé à fond de train dans le champ des hypothèses, et si je ne suis pas parvenu à me casser les reins, j'ai du moins donné quelques entorses au bon sens et à la vérité étymologique. C'est un jeu comme un autre, amusant pour soi, fatigant pour autrui, dont cependant je n'ai pas cru devoir abuser, ainsi qu'on s'en assurera en feuilletant ce volume. Il peut se faire que, dans cette course vagabonde à travers des origines probables, j'aie quelquefois rencontré juste et que quelques-unes de mes trouvailles involontaires méritent d'être prises en considération: ces bonnes fortunes arrivent souvent aux innocents, paraît-il. «Quand on ne sait que ce qu'on a appris, on peut être un savant et un sot; il faut de plus savoir ce qu'on a deviné.» J.-B. Say avait raison, quoique économiste. En tout cas, heureux ou non dans mes devinettes étymologiques, à mon su ou à mon insu, je m'en tiens à ces premiers essais et m'engage à ne plus jamais recommencer.

      VI

      Il me reste à parler de cette seconde édition, qui est une véritable nouvelle édition, puisqu'elle a été refondue d'un bout à l'autre et réimprimée en caractères elzéviriens. Aucun des mots de la première ne manque à celle-ci, qui est en outre enrichie d'environ deux mille cinq cents expressions soit du cant, soit du slang, soit de la langue populacière, toutes si dédaigneusement mises à la porte par le Dictionnaire de l'Académie, qui semble ne pas savoir qu'Horace a écrit il y a dix-neuf cents ans:

       Ut silæ foliis pronos mutantur in annos,

       Prima cadunt; tita verborum vetus interit ætas

       Et juvenum ritu florent modo nata vigentque.

      Vous entendez, messieurs les Quarante? Il en est des mots comme des feuilles des arbres à l'automne, ce sont les premières venues qui sont les premières parties: de même périt le vieil âge des mots, et d'autres mots, nés tout à l'heure, fleurissent et s'épanouissent maintenant à la manière des jeunes gens. Ne balayez pas les vieux, mais faites place aux jeunes, aux valides, aux vigoureux.

      Si le Dictionnaire de l'Académie est incorrigible, je ne le suis pas, et quand j'ai des torts, j'en conviens de bonne grâce; quand j'ai péché, je me frappe de bonne foi la poitrine—en me demandant pardon de mes imperfections et en me promettant bien d'en diminuer le nombre, sans espérer de les extirper toutes. J'ai donc émendé de mon mieux le texte de la première édition, ainsi qu'en pourront juger les lecteurs; mais cette émendation devait avoir des bornes,—et elle en a eu. Malgré les prières de mon éditeur, qui, par excès de délicatesse, voulait enlever à celui-ci ou à celui-là de mes devanciers encore vivants tout prétexte à récrimination et à reproches de plagiat, même aux moins fondés, j'ai cru de mon devoir et de mon droit de conserver intactes des définitions dont je répondais, que je savais être miennes, malgré leur ressemblance avec celles de mon voisin. Ressemblance forcée, fatale, nécessaire même, tous les gens de bonne foi n'hésiteront pas à le reconnaître. Je ne voudrais pas avoir l'air de m'abriter derrière la spirituelle et très juste définition de Charles Nodier: Les dictionnaires sont des plagiats par ordre alphabétique; mais enfin il est tout simple qu'ayant à définir une expression bizarre—par exemple appeler Azor, le premier venu écrive comme moi: «Siffler un acteur comme on siffle un chien.» On n'a pas de brevet d'invention à prendre pour cette phrase qui traîne sur toutes les lèvres. Appeler Azor signifiant pour tout le monde siffler un acteur, Azor étant pour tout le monde le synonyme de chien, comment s'y prendre pour ne pas dire: «Siffler un acteur comme on siffle un chien?» Je ne vois qu'un moyen, mais il est héroïque—de ridicule: c'est d'imiter le fameux Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour,—D'amour, marquise, vos beaux yeux me font mourir,—Me font, marquise, vos beaux yeux mourir d'amour,—Mourir vos beaux yeux me font d'amour, marquise,—et ainsi de suite jusqu'au jugement dernier. Oui, plus j'y réfléchis, plus je ne vois que ce moyen: on m'excusera, je pense, de ne pas l'avoir employé.

      Je glisse—de peur d'appuyer.

      On remarquera que dans cette nouvelle édition, plus encore que dans la précédente, je me suis plu à rétablir l'orthographe réelle de vocables que les puristes déclarent être «du patois de Pipelets». (Voy. Albert Hétrel, Code orthographique.) J'en ai mis beaucoup, je regrette de n'en avoir pas mis davantage, afin de confondre les ennemis de la bonne langue, la vieille, et les admirateurs du petit français que l'on parle à présent. Les puristes du sérail veulent qu'on dise chirurgien, chercher, brebis, etc. Je le veux comme eux. Mais ils ricanent lorsqu'ils entendent prononcer cercher, berbis, serurgien, et leurs ricanements me font sourire: la pelle se moque du fourgon,—la pelle a tort.

      On m'a reproché d'avoir introduit dans la précédente édition un certain nombre de mots anglais: je réponds en en introduisant un plus grand nombre encore dans cette nouvelle édition. L'anglomanie fait des progrès chez nous, peuple simiesque; nous avons tous les mots nécessaires pour représenter nos idées; mais, par genre, nous habillons ces idées avec des mots de fabrique étrangère: au lieu de dire chien courant comme leurs pères,—de rudes chasseurs, pourtant!—nos sportsmen disent, les uns buck-hound, les autres boarhound. Buck-hound, c'est bien du pur anglais de l'autre côté du détroit; mais, de ce côté-ci, c'est de la langue verte.

      Cela dit—avec tout le respect que je dois aux gens à qui je le dis—j'arrive au finale de cette trop longue improvisation. C'est la partie la plus douce de ma tâche d'aujourd'hui, puisqu'il s'agit de remercier hautement ceux de mes confrères qui ont bien voulu jouer le rôle de tibicinateurs en faveur du Dictionnaire de la langue verte et les personnes connues ou inconnues qui ont bien voulu répondre à l'appel que je leur avais fait en me signalant les omissions et les attributions erronées de la première édition. Je remercie donc bien sincèrement ici MM. Jules Noriac, Léo Lespès, Alphonse Duchesne, A. Ranc, Balathier de Bragelonne, Jules Claretie, A. de Fonvielle, Gustave Bourdin, le docteur Stéphen Le Paulmier, Léon Renard, Henri Delaage, Eugène Mathieu, Coffineau, Alexandre Pothey, Jules Choux—et tous ceux que ma plume sans mémoire oublie de citer. Jules Choux, un chansonnier parisien d'un accent original et qui connaît encore mieux que moi les dessous ténébreux de notre chère ville natale, m'a apporté, à lui seul, une plantureuse moisson que je n'ai eu que la peine d'engranger. Les soins que j'ai apportés à cette seconde édition témoigneront mieux que des paroles de toute ma gratitude pour les encouragements que j'ai reçus de toutes parts: elle est moins défectueuse que la première, et la prochaine sera encore un peu plus digne d'intérêt que celle-ci, les livres du genre du Dictionnaire de la langue verte devant forcément se corriger et se compléter dans des éditions successives. Quand il en sera à sa dixième, j'ose espérer que depuis longtemps on aura fait une croix—sur ma tombe!

      Alfred DELVAU.

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