Les deux nigauds. Comtesse de Ségur

Les deux nigauds - Comtesse de Ségur


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      MADAME GARGILIER.—Ce n'est pas moi qui t'y mènerai, ma chère amie.

      Simplicie recommence à verser des larmes amères; elle y ajoute de petits cris aigus qui impatientent sa mère et qui attirent son père occupé à lire dans la chambre à côté.

      M. GARGILIER, avec impatience.—Eh bien! qu'y a-t-il donc? Simplicie pleure et crie?

      MADAME GARGILIER.—Toujours sa même chanson: «Je yeux aller à Paris.

      M. GARGILIER—Petite sotte, va! Tu fais comme ton frère dont je ne peux plus rien obtenir. Monsieur a dans la tête d'entrer dans une pension à Paris, et il ne travaille plus, il ne fait plus rien.

      MADAME GARGILIER.—Il serait bien attrapé d'être en pension; mal nourri, mal couché, accablé de travail, rudoyé par les maîtres, tourmenté par les camarades, souffrant du froid l'hiver, de la chaleur l'été; ce serait une vie bien agréable pour Innocent, qui est paresseux, gourmand et indocile. Ah! le voilà qui arrive avec un visage long d'une aune.

      Innocent entre sans regarder personne; il va s'asseoir près de

       Simplicie; tous deux boudent et tiennent les yeux baissés vers la terre.

      MADAME GARGILIER.—Qu'as-tu, Innocent? Pourquoi boudes-tu?

      INNOCENT.—Je veux aller à Paris.

      M. GARGILIER.—Petit drôle! toute la journée le même refrain: «Je veux aller à Paris… Ah! tu veux aller à Paris! Eh bien! mon garçon, tu iras à Paris et tu y resteras, quand même tu y serais malheureux comme un âne.

      —Et moi, et moi? s'écria Simplicie en s'élançant de sa chaise vers son père.

      —Toi, nigaude?… tu mériterais bien d'y aller, pour te punir de ton entêtement maussade.

      —Je veux y aller avec Innocent! Je ne veux pas rester seule à m'ennuyer.

      —Sotte fille! Tu le veux, eh bien! soit; mais réfléchis bien avant d'accepter ce que je te propose. J'écrirai à ta tante, Mme Bonbeck, pour qu'elle te reçoive et te garde jusqu'à l'été; une fois que tu seras là, tu y resteras malgré prières et supplications.

      —J'accepte, j'accepte, s'écria Simplicie avec joie.

      MADAME GARGILIER.—Tu n'as jamais vu ta tante, mais tu sais qu'elle n'est pas d'un caractère aimable, qu'elle ne supporte pas la contradiction.

      —Je sais, je sais, j'accepte, s'empressa de dire Simplicie.

      Le père regarda Innocent, et Simplicie, dont la joie était visible; il leva encore les épaules, et quitta la chambre suivi de sa femme.

      Quand ils furent partis, les enfants restèrent un instant silencieux, se regardant avec un sourire de triomphe; lorsqu'ils se furent assurés qu'ils étaient seuls, qu'on ne pouvait les entendre, ils laissèrent éclater leur joie par des battements de mains, des cris d'allégresse, des gambades extravagantes.

      INNOCENT.—Je t'avais bien dit que nous l'emporterions à force de tristesse et de pleurs. Je sais comment il faut prendre papa et maman. En les ennuyant on obtient tout.

      SIMPLICIE.—Il était temps que cela finisse, tout de même; je n'y pouvais plus tenir; c'est si ennuyeux de toujours bouder et pleurnicher! Et puis, je voyais que cela faisait de la peine à maman: je commençais à avoir des remords.

      INNOCENT.—Que tu es bête! Remords de quoi? Est-ce qu'il y a du mal à vouloir connaître Paris? Tout le monde y va; il n'y a que nous dans le pays qui n'y soyons jamais allés.

      SIMPLICIE.—C'est vrai, mais papa et maman resteront seuls tout l'hiver, ce sera triste pour eux,

      INNOCENT.—C'est leur faute; pourquoi ne nous mènent ils pas eux-mêmes à Paris? Tu as entendu l'autre jour Camille, Madeleine, leurs amies, leurs cousins et cousines: tous vont partir pour Paris.

      SIMPLICIE.—On dit que ma tante n'est pas très bonne; elle ne sera pas complaisante comme maman.

      INNOCENT.—Qu'est-ce que cela fait? Tu as douze ans; est-ce que tu as besoin qu'on te soigne comme un petit enfant?

      SIMPLICIE.—Non, mais…

      INNOCENT.—Mais quoi? Ne va pas changer d'idée maintenant! Puisque papa est décidé, il faut le laisser faire.

      SIMPLICIE.—Oh! je ne change pas d'idée, sois tranquille; seulement, j'aimerais mieux que maman vint à Paris avec nous.

      Et les enfants allèrent dans leur chambre pour commencer leurs préparatifs de départ. Simplicie n'était pas aussi heureuse qu'elle lavait espéré; sa conscience lui reprochait d'abandonner son père et sa mère. Innocent, de son côté, n'était plus aussi enchanté qu'il en avait l'air; ce que sa mère avait dit de la vie de pension lui revenait à la mémoire, et il craignait qu'il n'y eût un peu de vrai; mais il aurait des camarades, des amis; et puis il verrait Paris, ce qui lui semblait devoir être un bonheur sans égal.

      Ils n'osèrent pourtant plus en reparler devant leurs parents, qui n'en parlaient pas non plus.

      —Ils auront oublié, dit un jour Simplicie.

      —Ils ont peut-être voulu nous attraper, répondit Innocent.

      —Que faire alors?

      —Attendre, et si dans deux jours on ne nous dit rien, nous recommencerons à bouder et à pleurer.

      —Je voudrais bien qu'on nous dit quelque chose; c'est si ennuyeux de bouder?

      Deux jours se passèrent; on ne parlait de rien aux enfants; M. Gargilier les regardait avec un sourire moqueur; Mme Gargilier paraissait mécontente et triste.

      Le troisième jour, en se mettant à table pour déjeuner, Innocent dit tout bas à Simplicie:

      —Commence! il est temps.

      SUPPLICIE.—Et toi?

      INNOCENT.—Moi aussi; je boude. Ne mange pas.

      Le père et ta mère prennent des oeufs frais; les enfants ne mangent rien; ils ont les yeux fixés sur leur assiette, la lèvre avancée, les narines gonflées.

      LE PÈRE.—Mangez donc, enfants; vous laissez refroidir les oeufs.

      Pas de réponse.

      LE PÈRE.—Vous n'entendez pas? Je vous dis de manger.

      INNOCENT.—Je n'ai pas faim.

      SIMPLICIE.—Je n'ai pas faim.

      LE PERE.—Vous allez vous faire mal à l'estomac, grands nigauds.

      INNOCENT.—J'ai trop de chagrin pour manger.

      SIMPLICIE.—Je ne mangerai que lorsque je serai sûre aller à Paris.

      LE PÈRE.—Alors tu peux manger tout ce qu'il y a sur la table, car vous vous mettrez en route après-demain; j'ai écrit à ta tante, qui consent à vous recevoir. Vous partirez avec Prudence, votre bonne, et vous y resterez tout l'hiver, le printemps et une partie de l'été: votre tante vous renverra à l'époque des vacances de l'année prochaine.

      Simplicie et Innocent s'attendaient si peu à cette nouvelle, qu'ils restèrent muets de surprise, la bouche ouverte, les yeux fixes, ne sachant comment passer de la bouderie à la joie.

      —Vous viendrez nous voir à Paris? demanda enfin Simplicie.

      LE PERE.—Pas une fois! Pour quoi faire? Nous déplacer, dépenser de l'argent pour des enfants qui ne demandent qu'à nous quitter? Nous nous passerons de vous comme vous vous passerez de nous, mes chers amis.

      SIMPLICIE.—Mais, vous nous écrirez souvent?

      LE PERE.—Nous vous répondrons quand vous écrirez et quand cela sera nécessaire.

      Simplicie se contenta de cette assurance, et commença à réparer le


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