Les deux nigauds. Comtesse de Ségur
pour continuer la querelle, s'éloignèrent, la laissant sur le quai avec les enfants.
—Train va partir! cria un des Polonais établis dans un wagon de troisième.
—Montez vite! cria le second Polonais.
Prudence hésitait encore; le premier coup de sifflet était donné; les deux Polonais s'élancèrent sur le quai, saisirent Prudence, Innocent et Simplicie, les entraînèrent dans leur wagon et refermèrent la portière. Au même instant le train s'ébranla, et Prudence commença à se reconnaître. Elle était entre ses deux jeunes maîtres et en face des Polonais; le wagon était plein, il y avait trois nourrices munies de deux nourrissons chacune, un homme ivre et un grand Anglais à longues dents.
BOGINSKI.—Sans nous, vous restiez à Laval, Madame, et vous perdiez places et malle.
PRUDENCE.—La malle! Seigneur Jésus! Où est-elle, la malle? Qu'en ont-ils fait?
BOGINSKI.—Elle est dans bagage, Madame; soyez tranquille, malle jamais perdue avec chemin de fer!
Prudence prenait confiance dans les Polonais; elle ne s'inquiéta donc plus de sa malle et commença l'examen des voyageurs; les poupons criaient tantôt un à un, tantôt tous ensemble. Les nourrices faisaient boire l'un, changeaient, secouaient l'autre; les couches salies restaient sur le plancher pour sécher et pour perdre leur odeur repoussante, Simplicie était en lutte avec une nourrice qui lui déposait un de ses nourrissons sur le bras. La nourrice ne se décourageait pas et recommençait sans cesse ses tentatives. Simplicie sentit un premier regret d'avoir quitté la maison paternelle; ce voyage dont elle se faisait une fête, qui devait être si gai, si charmant, avait commencé terriblement, et continuait fort désagréablement.
—Prudence, dit-elle enfin à l'oreille de sa bonne, prends ma place, je t'en prie, et donne-moi la tienne; cette nourrice met toujours son sale enfant sur moi; tu, la repousseras mieux que moi.
Prudence ne se le fit pas dire deux fois; elle se leva, changea de place avec Simplicie, et, regardant la nourrice d'un air peu conciliant, elle lui dit en se posant carrément dans sa place:
—Ne nous ennuyez pas avec votre poupon, la nourrice. C'est vous qui en êtes chargée, n'est-ce pas? C'est vous qui gardez l'argent qu'il vous rapporte? Gardez donc aussi votre marmot: je n'en veux point, moi; vous êtes avertie; tant pis pour lui si j'ai à le pousser. Je pousse rudement, je vous en préviens.
LA NOURRICE.—En quoi qu'il vous gêne, mon enfant? Le pauvre innocent ne sait pas seulement ce que vous lui voulez.
PRUDENCE.—Aussi n'est-ce pas à lui que je m'adresse, mais à vous. Je ne veux que la paix moi, et pas autre chose.
—La paix armée, je crois, dit le grand Anglais avec un accent très prononcé.
LA NOURRICE.—Ah! vous êtes un milord, vous! Ne vous mêlez pas de nos affaires, s'il vous plaît Quand les Anglais vous arrivent à la traverse, ils font toujours du gâchis!
—Quoi c'est gâchis? demanda l'Anglais.
Un des Polonais voulut expliquer à l'Anglais dans son jargon ce qu'on entend en français par le mot gâchis, il mêla à son explication quelques mots piquants contre le gouvernement anglais dans les affaires de l'Europe.
«Moi comprends pas», dit l'Anglais avec calme, et il resta silencieux; mais sa rougeur, son air mécontent prouvaient qu'il avait compris.
Prudence approuvait le Polonais du sourire; on approchait du Mans; les Polonais espéraient voir récompenser leur persévérance à aider et soutenir Prudence et ses enfants par une invitation à dîner.
Leur espoir ne fut pas trompé. Quand le train s'arrêta et que 4es Polonais eurent fait comprendre à Prudence que les voyageurs descendaient pour dîner, elle sortit du wagon avec Innocent et Simplicie, escortée de ses deux gardes du corps, qui la firent placer à table. Ils allaient faire mine de se retirer, quand Prudence, effrayée du bruit et du mouvement. leur proposa de se mettre à fable avec eux et de les faire servir. Les Polonais se regardèrent d'un air triomphant et prirent place, l'un à la droite, l'autre à la gauche de leurs trois protégés et bienfaiteurs. Le service se fit rapidement; Prudence et les enfants mangeaient et buvaient comme s'ils avaient la soirée devant eux; mais les Polonais dévoraient avec rapidité; ils connaissaient le prix du temps en chemin de fer.
Quand les employés crièrent: «En voiture. Messieurs! en voiture!» les Polonais avaient bu et mangé tout ce qu'ils avaient devant eux et tout ce qu'on leur avait servi. Prudence et les enfants commençaient leur rôti.
—Comment! en voiture! Mais, nous n'avons pas fini. Dites donc, conducteur, attendez un peu; laissez-nous finir, dit Prudence, alarmée.
La cloche sonna. «En voiture. Messieurs!» fut la seule réponse qu'elle reçut. Les Polonais se chargèrent du paiement avec la bourse de Prudence; elle profita de ces courts instants pour remplir ses poches de poulet, de gâteaux, de pommes, et se laissa entraîner ensuite par les Polonais. Ils lui firent retrouver son wagon qu'elle avait perdu, et chacun reprit sa place, excepté le milord, qui avait changé de compartiment et l'homme ivre, qu'on avait tiré du wagon et qu'on avait couché sur un des bancs de la salle des bagages.
IV
ARRIVÉE ET DÉSAPPOINTEMENT
Simplicie et Innocent achevèrent leur voyage silencieusement comme ils l'avaient commencé. Ils furent enchantés d'arriver enfin à Paris, objet de leurs voeux. Ils s'attendaient à voir leur tante avec ses gens et une voiture, les attendant à la gare. Personne ne vint les réclamer. Les enfants, étaient désappointés; Prudence était effrayée. Qu'allaient-ils devenir, au milieu de ce monde agité, de ce bruit? Heureusement, les Polonais étaient encore à ses côtés et l'aidèrent, comme à Redon, à sortir d'embarras. Quand elle eut sa malle, quand les Polonais lui eurent fait avancer un fiacre et l'y eurent fait entrer en lui demandant où il fallait aller, la pauvre Prudence resta terrifiée; elle avait oublié l'adresse dela, tante des enfants et elle ne retrouvait pas sur elle la lettre que M. Gargilier lui avait remise pour sa soeur.
La terreur de Prudence gagna les enfants; ils se mirent à pleurer. Le cocher s'impatientait; les Polonais ne bougeaient pas; un nouvel espoir se glissait dans leur coeur. Prudence serait obligée de coucher dans un hôtel, ils lui offriraient de la garder jusqu'à ce qu'elle eût retrouvé la tante perdue, et ils vivraient jusque-là sans rien dépenser.
—Que faire? où aller? s'écria Prudence éperdue.
—Malheureux voyage! s'écria Simplicie.
—Où coucherons-nous? s'écria Innocent.
—Ça pas difficile, dit un des Polonais. Moi connaître hôtel excellent pour coucher et manger.
—Excellents Polonais! sauvez-nous. Menez-nous dans quelque maison où mes jeunes maîtres soient en sûreté, et ne nous quittez pas, ne nous abandonnez pas.
—Rue de la Clef, 25! s'écrièrent les Polonais en sautant dans le fiacre.
—C'est diablement loin, murmura le cocher en refermant la portière avec humeur.
Le fiacre se mit en route; Prudence tranquillisée par la présence de ses sauveurs, se mit à regarder avec une admiration croissante les boutiques, les lanternes, le mouvement incessant des voitures et des piétons.
Le coeur des Polonais nageait dans la joie; leur petite bourse restait intacte; ils avaient vécu toute la journée aux dépens des Gargilier, et ils étaient certains de pouvoir continuer leur protection intéressée pendant deux ou trois jours encore.
Innocent et Simplicie pleuraient leurs espérances trompées; ils étaient humiliés, désolés et déjà découragés. Les exclamations de Prudence les tirèrent pourtant de leur