Les deux nigauds. Comtesse de Ségur

Les deux nigauds - Comtesse de Ségur


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garder le silence; il fit comme sa soeur, il mangea.

      Quand on sortit de table, les parents se retirèrent, laissant les enfants seuls. Au lieu de se laisser aller à une joie folle comme à la première annonce de leur voyage, ils restaient silencieux, presque tristes.

      —Tu n'as pas Fair d'être contente, dit Innocent à sa soeur.

      —Je suis enchantée, répondit Simplicie d'une voix lugubre, mais…

      —Mais quoi?

      —Mais… tu as toi-même l'air si sérieux, que je ne sais plus si je dois être contente ou fâchée.

      —Je suis très gai, je t'assure, reprit tristement Innocent; C'est un grand bonheur pour nous; nous allons bien nous amuser.

      SIMPLICIE.—Tu dis cela drôlement! Comme si tu étais inquiet ou triste.

      INNOCENT.—Puisque je te dis que je suis gai; c'est ta sotte figure qui m'ennuie.

      SIMPLICIE.—Si tu voyais la tienne, tu bâillerais rien qu'à te regarder.

      INNOCENT.—Laisse-moi tranquille; ma figure est cent fois mieux que la tienne.

      SIMPLICIE.—Elle est jolie, ta figure? tes petits yeux verts! un nez coupant comme un couteau, pointu comme une aiguille; une bouche sans lèvres, un menton finissant en pointe, des joues creuses, des cheveux crépus, des oreilles d'âne, un long cou, des épaules…

      INNOCENT.—Ta, ta, ta… C'est par jalousie que tu parles, toi, avec tes petits yeux noirs, ton nez gras en trompette, ta bouche à lèvres épaisses, tes cheveux épais et huileux, tes oreilles aplaties, tes épaules sans cou et ta grosse taille. Tu auras du succès à Paris, je te le promets, mais pas comme tu l'entends!

      Simplicie allait riposter, quand la porte s'ouvrit, et M. Gargilier entra avec un tailleur qui apportait à Innocent des habits neufs et un uniforme de pensionnaire. Il fallait les essayer; ils allaient parfaitement… pour la campagne; dans la prévision qu'il grandirait et grossirait, M. Gargilier avait commandé la tunique très longue, très large; les manches couvraient le bout des doigts, les pans de la tunique couvraient les chevilles; on passait le poing entre le gilet et la tunique boutonnée. Le pantalon battait les talons et flottait comme une jupe autour de chaque jambe; Innocent se trouvait superbe, Simplicie était ravie: M. Gargilier était satisfait, le tailleur était fier d'avoir si bien réussi. Tous les habits étaient confectionnés avec la même prévoyance et permettaient à Innocent de grandir d'un demi-mètre et d'engraisser de cent livres.

      Simplicie fut appelée à son tour pour essayer les robes que sa bonne lui avait faites avec d'anciennes robes de grande toilette, de Mme Gargilier: l'une était en soie brochée grenat et orange; l'autre en popeline à carreaux verts, bleus, rosés, violets et jaunes; les couleurs de l'arc-en-ciel y étaient fidèlement rappelées; deux autres, moins belles, devaient servir pour les matinées habillées: l'une en satin marron et l'autre en velours de coton bleu; le tout était un peu passé, un peu éraillé, mais elles avaient produit un grand effet dans leur temps, et Simplicie, accoutumée à les regarder avec admiration, se touva heureuse et fière du sacrifice que lui en faisait sa mère; dans sa joie, elle oublia de la remercier et courut se montrer à son frère, qui ne pouvait se décider à quitter son uniforme.

      Ils se promenèrent longtemps en long et en large dans le salon, se regardant avec orgueil et comptant sur des succès extraordinaires à Paris.

      SIMPLICIE.—Tes camarades de pension n'oseront pas te tourmenter avec tes beaux habits.

      INNOCENT.—Je crois bien! Ce n'est pas comme dans leurs vestes étriquées! On n'a pas ménagé l'étoffé dans les miens; on leur portera respect, je t'en réponds.

      SIMPLICIE.—Et moi! Quand ces demoiselles me verront! Camille, Madeleine, Elisabeth, Valentine, Henriette et les autres? Elles n'ont rien d'aussi beau, bien certainement.

      INNOCENT.—Elles vont crever de jalousie…

      SIMPLICIE.—D'autant qu'on ne trouve plus d'étoffes pareilles, à ce que m'a dit maman.

      INNOCENT.—Comme on nous traitera avec respect quand on nous verra si bien habillés!

      SIMPLICIE.—Il ne faudra plus bouder, n'est-ce pas?

      INNOCENT.—Non, non; il faut au contraire être gais et aimables.

      Leur entretien fut interrompu par Prudence, qui venait chercher les habits neufs pour les emballer; Innocent et Simplicie se déshabillèrent avec regret et allèrent aider leur mère et leur bonne à tout préparer pour le départ, qui devait avoir lieu le surlendemain.

       Table des matières

      LE DÉPART

      Ces derniers jours se passèrent lentement et tristement; M. Gargilier regrettait presque d'avoir consenti à la leçon d'ennui et de déception que méritaient si bien ses enfants, Mme Gargilier s'affligeait et s'inquiétait de cette longue séparation à laquelle elle n'avait consenti qu'à regret; les enfants eux-mêmes commençaient à entrevoir que leurs espérances de bonheur pourraient bien ne pas se réaliser,

      L'heure du départ sonna enfin; Mme Gargilier pleurait, M. Gargilier était fort ému. Simplicie ne retenait plus ses larmes et désirait presque ne pas partir; Innocent cherchait à cacher son émotion et plaisantait sa soeur sur les pleurs qu'elle versait. Prudence paraissait fort mécontente.

      —Allons, Mam'selle, montez en voiture; il faut partir puisque c'est vous qui l'avez voulu!

      —Adieu, Simplicie; adieu, mon enfant, dit la mère en embrassant sa fille une dernière fois.

      Simplicie ne répondit qu'en embrassant tendrement sa mère; elle craignit de n'avoir plus le courage de la quitter si elle s'abandonnait à son attendrissement, et Simplicie voulait à toute force voir Paris.

      Elle monta en voiture; Innocent y était déjà. Prudence se plaça en face d'eux; elle avait de l'humeur et elle la témoignait.

      PRUDENCE.—Belle campagne que nous allons faire! Je n'avais jamais pensé. Monsieur et Mam'selle, que vous auriez assez peu de coeur pour quitter comme ça votre papa et votre maman!

      INNOCENT.—Mais, Prudence, c'est pour aller à Paris!

      PRUDENCE.—Paris!… Paris!… Je me moque bien de votre Paris! Une sale ville qui n'en finit pas, où on ne se rencontre pas, où on s'ennuie à mourir, où il y a des gens mauvais et voleurs à chaque coin de rue…

      INNOCENT.—Prudence, tu ne connais pas Paris, tu ne peux en parler.

      PRUDENCE.—Tiens! faut-il ne parler que de ceux qu'on connaît? Je ne connais pas Notre-Seigneur, et j'en parle pourtant tout comme si je l'avais vu. Ce n'est pas lui qui aurait tourmenté sa maman, la bonne sainte Vierge, pour aller à Paris!

      INNOCENT.—Nôtre-Seigneur a été à Jérusalem, c'était le Paris des Juifs.

      PRUDENCE.—Laissez donc! Vous ne me ferez pas croire cela, quand vous m'écorcheriez vive…; Tout de même, Mam'selle Simplicie a meilleur coeur que vous. Monsieur Innocent; elle pleure tout au moins.

      INNOCENT.—C'est parce qu'elle est fille et que les filles sont plus pleurnicheuses que les garçons.

      PRUDENCE.—Ma foi. Monsieur, s'il est vrai, comme on dit, que les larmes viennent du coeur, ça prouve qu'elles ont le coeur plus tendre et meilleur.

      Innocent leva les épaules et ne continua pas une discussion inutile. Simplicie finit par essuyer ses larmes; elle essaya de se consoler par la perspective de Paris. Ils arrivèrent bientôt à la petite ville d'où partaient la diligence qui devait les mener au chemin de fer; leurs places étaient retenues dans l'intérieur. Prudence fit charger sa malle sur la diligence; il


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