Les deux nigauds. Comtesse de Ségur

Les deux nigauds - Comtesse de Ségur


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morceau que la diligence s'arrêta et que chacun se réveilla. Les chevaux furent bientôt attelés; la voiture repartit.

      —Il est près de midi, dit Prudence: c'est l'heure de déjeuner; avez-vous faim, Monsieur Innocent et Mademoiselle Simplicie?

      —Très faim, fut la réponse des deux enfants.

      ==Alors nous pouvons déjeuner, et si ces messieurs les Polonais ont bon appétit, nous trouverons bien un morceau à leur offrir.

      Les yeux des Polonais brillèrent, leurs bouches s'ouvrirent; les pauvres gens n'avaient rien mangé depuis la veille, pour ménager leur maigre bourse et pouvoir payer le dîner au Mans. Prudence les avait pris en amitié à cause de leurs menaces contre le chien; elle reçut avec plaisirs les vifs remerciements des deux affamés,

      Prudence se baisse, prend le panier, le trouve léger, y jette un prompt et méfiant regard.

      —On a fouillé dans le panier! s'écrie-t-elle. On a pris la viande! Un morceau de veau, blanc comme du poulet, pas un nerf, et pesant cinq livres!

      Prudence lève son visage étincelant de colère; elle parcourt de l'oeil tous ses compagnons de route; les Polonais désappointés, Mme Petitbeaudoit stupéfaite ne font naître aucun soupçon. L'air mielleux et placide de Mme Courtemiche éveille sa méfiance: Chéri-Mignon a le museau gras, il y passe sans cesse la langue; son ventre est gonflé outre mesure; de petits morceaux de papier gras paraissent sur son front et sur une de ses oreilles.

      —Voilà le voleur! s'écrie Prudence. C'est ce chien maudit qui a mangé notre déjeuner, notre meilleur morceau! un morceau que j'avais choisi entre cent chez le boucher, que j'avais fait rôtir avec tant de soin! Messieurs les Polonais, vengez-vous!

      A peine Prudence avait-elle proféré ces derniers mots, à peine Mme Courtemiche avait-elle eu le temps de frémir devant la vengeance qu'elle prévoyait, que les deux Polonais. obéissant à un même sentiment, s'étaient élancés sur le chien et l'avaient précipité sur la grande route par la glace restée ouverte.

      La stupéfaction de Mme Courtemiche donna à la diligence lancée au galop, le temps de faire un assez long trajet avant qu'elle, fût revenue de son saisissement. Un silence solennel régnait dans l'intérieur; chacun contemplait Mme Courtemiche et se demandait à quel excès pourrait se porter sa colère. Son visage, devenu violet, commençait à blêmir, sa lèvre inférieure tremblait, ses mains se crispaient. Elle cherchait à faire expier à Prudence le secours que lui avaient accordé les Polonais; elle n'osait pourtant s'attaquer à Prudence elle-même; mais l'attachement qu'elle paraissait avoir pour ses jeunes maîtres, dirigea l'attaque de Mme Courtemiche. Elle poussa un cri sauvage, et, s'élançant sur Innocent avant que personne eût pu l'arrêter, elle lui appliqua soufflet sur soufflet, coup de poing sur coup de poing. Prudence n'avait pas encore eu le temps de s'interposer entre cette femme furieuse et sa victime, que les Polonais avaient ouvert la portière placée au fond de la voiture, et, profitant d'un moment d'arrêt, ils avaient saisi Mme Courtemiche et l'avaient déposée un peu rudement sur la même grande route où avait été lancé son Chéri-Mignon. La diligence, en s'éloignant, leur laissa voir longtemps encore Mme Courtemiche, d'abord assise sur la grande route, puis levée et menaçant du poing la voiture qui disparaissait rapidement à ses regards. Prudence approuva et remercia les Polonais, Mme Petitbeaudoit les blâma et leur dit qu'il pourrait leur en arriver des désagréments; les Polonais s'en moquèrent et demandèrent à Prudence d'examiner le panier et ce qui restait. On profita des places qui restaient libres pour se mettre à l'aise et pour défaire tout ce que renfermait le panier.

      La prévoyance de la bonne reçut sa récompense; on trouva encore un gros morceau de jambon, des oeufs durs, des pommes de terre, des galettes et force poires et pommes. Le vin et le cidre n'avaient pas, été oubliés. Dans la joie de sa vengeance satisfaite. Prudence invita aussi Mme Petitbeaudoit à partager leur repas; mais elle avait déjeuné avant de partir et ne voulait rien devoir à Prudence, dont le langage et les allures ne lui convenaient guère.

      Les cinq autres convives s'acquittèrent si bien de leurs fonctions, que le panier demeura entièrement vide; les Polonais en avaient consommé les trois quarts; quand Simplicie demanda encore une poire et de la galette, tout était mangé. Prudence se repentit de n'avoir pas mieux surveillé et ménagé les provisions; elle jeta un regard de travers aux Polonais; ceux-ci étaient rassasiés et contents: ils ne bougèrent plus jusqu'à l'arrivée à Laval, où les voyageurs descendirent pour attendre le train qui devait les mener à Paris,

       Table des matières

      LE CHEMIN DE FER

      —J'espère que nous serons plus agréablement en chemin de fer que dans cette vilaine diligence, dit Simplicie.

      C'étaient les premières paroles qu'elle prononçait depuis leur départ;

       Mme Courtemiche et son chien l'avaient terrifiée ainsi qu'Innocent:

      —Faites enregistrer votre bagage! cria un employé,

      —Où faut-il aller? dit Prudence.

      —Par ici, Madame, dans la salle des bagages.

      —Prenez vos billets, dit un second employé. On n'enregistre pas les bagages sans billets.

      Prudence ne savait auquel entendre, où aller, à qui s'adresser; Simplicie à sa droite, Innocent à sa gauche gênaient ses mouvements; elle demandait sa malle aux voyageurs, qui l'envoyaient promener, les uns en riant, les autres en jurant. Enfin, les Polonais lui vinrent obligeamment en aide: l'un se chargea des billets, l'autre du bagage. En quelques minutes tout fut en règle.

      Prudence remerciait les Polonais, qui se rengorgeaient, ils la firent entrer dans la salle d'attente des troisièmes par habitude d'économie, ils avaient pris des troisièmes pour leurs trois protégés comme pour eux-mêmes.

      —Comme on est mal ici! dit Innocent.

      —Il n'y a que des blouses et des bonnets ronds, dit Simplicie.

      —La blouse vous gêne donc, Mam'selle? s'écria un ouvrier à la face réjouie. La blouse n'est pourtant pas méchante… quand on ne l'agace pas.

      —Est-ce que vous préféreriez le voisinage d'une crinoline qui vous écrase les genoux, qui vous serre les hanches, qui vous bat dans les jambes? ajouta une brave femme à bonnet rond, en regardant de travers Innocent et Simplicie.

      Simplicie eut peur; elle se serra contre Prudence; celle-ci se leva toute droite, le poing sur la hanche.

      —Prenez garde à votre langue, ma bonne femme. Mam'selle Simplicie n'a pas l'habitude qu'on lui parle rude; son papa, M. Gargilier, est un gros propriétaire d'à huit lieues d'ici, je vous en préviens, et…

      —Laissez-moi tranquille avec votre Monsieur propriétaire. Je m'en moque pas mal, moi. Je ne veux pas qu'on me méprise, moi et mon bonnet rond, et je parlerai si je veux et comme je veux.

      —Bien, la mère! reprit l'ouvrier à face réjouie. C'est votre droit de vous défendre; mais tout de même, je pense que Mam'selle… Simplicie, puisque Simplicie il y a, n'y a pas mis de malice; la voilà tout effrayée, voyez-vous; les malicieux ça ne s'effarouche pas pour si peu. N'ayez pas peur, Mam'selle; vous n'êtes pas ces habitués de troisièmes, je crois bien. Tenez votre langue et on ne vous dira rien, non plus qu'à ce grand garçon qu'on dirait passé dans une filière, ni à cette brave dame qui veille sur vous comme une poule sur ses poussins.

      La bonhomie de l'ouvrier calma la bonne femme et rassura Prudence, Innocent et Simplicie. Peu d'instants après, le sifflet, la cloche et l'appel des employés annoncèrent l'arrivée du train; les portes s'ouvrirent; les voyageurs se précipitèrent sur le quai, et chacun chercha une place convenable dans les wagons.

      Prudence voulut entrer dans les premières,


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