L'ami Fritz. Erckmann-Chatrian
ans; il a fait une maladie, il a filé, mais ce doit être passé... nous verrons ça bientôt. Ah! voici mon forstheimer de l'année dernière, que j'ai collé au blanc d'œuf; il faudra pourtant que je l'examine; mais aujourd'hui je ne veux pas me gâter la bouche; demain, après-demain, il sera temps.»
Et, songeant à ces choses, Kobus avançait toujours rêveur et grave.
Au premier tournant, et comme il allait entrer dans la seconde cave, sa vraie cave, la cave des bouteilles, il s'arrêta pour moucher la chandelle, ce qu'il fit avec les doigts, ayant oublié les mouchettes; et, après avoir posé le pied sur le lumignon, il s'avança le dos courbé, sous une petite voûte taillée dans le roc, et, tout au bout de ce boyau, il ouvrit une seconde porte, fermée d'un énorme cadenas; l'ayant poussée, il se redressa tout joyeux, en s'écriant:
«Ah! ah! nous y sommes!»
Et sa voix retentit sous la haute voûte grise.
En même temps, un chat noir grimpait au mur et se retournait dans la lucarne, les yeux verts brillants, avant de se sauver vers la rue du Coin-Brûlé.
Cette cave, la plus saine de Hunebourg, était en partie creusée dans le roc, et, pour le surplus, construite d'énormes pierres de taille; elle n'était pas bien grande, ayant au plus vingt pieds de profondeur sur quinze de large; mais elle était haute, partagée en deux par un lattis solide, et fermée d'une porte également en lattis. Tout le long s'étendaient des rayons, et sur ces rayons étaient couchées des bouteilles dans un ordre admirable. Il y en avait de toutes les années, depuis 1780 jusqu'en 1840. La lumière des trois soupiraux, se brisant dans le lattis, faisait étinceler le fond des bouteilles d'une façon agréable et pittoresque.
Kobus entra.
Il avait apporté un panier d'osier à compartiments carrés, une bouteille tenant dans chaque case; il posa ce panier à terre, et, la chandelle haute, il se mit à passer le long des rayons. La vue de tous ces bons vins, les uns au cachet bleu, les autres à la capsule de plomb, l'attendrit, et au bout d'un instant il s'écria:
«Si les pauvres vieux qui, depuis cinquante ans, ont, avec tant de sagesse et de prévoyance, mis de côté ces bons vins, s'ils revenaient, je suis sûr qu'ils seraient contents de me voir suivre leur exemple, et qu'ils me trouveraient digne de leur avoir succédé dans ce bas monde. Oui, tous seraient contents! car ces trois rayons-là c'est moi-même qui les ai remplis, et, j'ose dire, avec discernement: j'ai toujours eu soin de me transporter moi-même dans la vigne et de traiter avec les vignerons en face de la cuvée. Et, pour les soins de la cave, je ne me suis pas épargné non plus. Aussi, ces vins-là, s'ils sont plus jeunes que les autres, ne sont pas d'une qualité inférieure; ils vieilliront et remplaceront dignement les anciens. C'est ainsi que se maintiennent les bonnes traditions, et qu'il y a toujours, non seulement du bon, mais du meilleur dans les mêmes familles.
«Oui, si le vieux Nicolas Kobus, le grand-père Frantz-Sépel, et mon propre père Zacharias, pouvaient revenir et goûter ces vins, ils seraient satisfaits de leur petit-fils; ils reconnaîtraient en lui la même sagesse et les mêmes vertus qu'en eux-mêmes. Malheureusement ils ne peuvent pas revenir, c'est fini! Il faut que je les remplace en tout et pour tout. C'est triste tout de même! des gens si prudents, de si bons vivants, penser qu'ils ne peuvent seulement plus goûter un verre de leur vin, et se réjouir en louant le Seigneur de ses grâces! Enfin, c'est comme cela; le même accident nous arrivera tôt ou tard, et voilà pourquoi nous devons profiter des bonnes choses pendant que nous y sommes!»
Après ces réflexions mélancoliques, Kobus choisit les vins qu'il voulait boire en ce jour, et cela le remit de bonne humeur.
«Nous commencerons, se dit-il, par des vins de France, que mon digne grand-père Frantz-Sépel estimait plus que tous les autres. Il n'avait peut-être pas tout à fait tort, car ce vieux bordeaux est bien ce qu'il y a de mieux pour se faire un bon fond d'estomac. Oui, prenons d'abord ces six bouteilles de bordeaux; ce sera un joli commencement. Et là-dessus, trois bouteilles de rudesheim, que mon pauvre père aimait tant!... mettons-en quatre en souvenir de lui. Cela fait déjà dix. Mais pour les deux autres, celles de la fin, il faut quelque chose de choisi, du plus vieux, quelque chose qui nous fasse chanter.... Attendez, attendez, que je vous examine ça de près.»
Alors Kobus se courbant, remua doucement la paille du rayon d'en bas, et, sur les vieilles étiquettes, il lisait: Markobrunner de 1780.—Affenthâl de 1804.—Johannisberg des capucins, sans date.
«Ah! ah! Johannisberg des capucins!» fit-il en se redressant et claquant de la langue.
Il leva la bouteille couverte de poussière et la posa dans le panier avec recueillement.
«Je connais ça!» dit-il.
Et durant plus d'une minute, il se prit à songer aux capucins de Hunebourg, qui s'étaient sauvés en 1792, lors de l'arrivée de Custine, abandonnant leurs caves, que les Français avaient mises au pillage, et dont le grand-père Frantz avait recueilli deux ou trois cents bouteilles. C'était un vin jaune d'or, tellement délicat, qu'en le buvant il vous semblait sentir comme un parfum oriental se fondre dans votre bouche.
Kobus, se rappelant cela, fut content. Et, sans compléter le panier, il se dit:
«En voilà bien assez: encore une bouteille de capucin, et nous roulerions sous la table. Il faut user, comme le répétait sans cesse mon vertueux père, mais il ne faut pas abuser.»
Alors, plaçant avec précaution le panier hors du lattis, il referma soigneusement la porte, y remit le cadenas et reprit le chemin de la première cave. En passant, il compléta le panier avec une bouteille de vieux rhum, qui se trouvait à part, dans une sorte d'armoire enfoncée entre deux piliers de la voûte basse; et enfin il remonta, s'arrêtant chaque fois pour cadenasser les portes.
En arrivant près du vestibule, il entendit déjà le remue-ménage des casseroles et le pétillement du feu dans la cuisine: Katel était revenue du marché, tout était en train, cela lui fit plaisir.
Il monta donc, et, s'arrêtant dans l'allée, sur le seuil de la cuisine flamboyante, il s'écria:
«Voici les bouteilles! À cette heure, Katel, j'espère que tu vas te dépasser, que tu nous feras un dîner... mais un dîner....
—Soyez donc tranquille, monsieur, répondit la vieille cuisinière, qui n'aimait pas les recommandations, est-ce que vous avez jamais été mécontent de moi depuis vingt ans?
—Non, Katel, non, au contraire; mais tu sais, on peut faire bien, très bien, et tout à fait bien.
—Je ferai ce que je pourrai, dit la vieille, on ne peut pas en demander davantage.»
Kobus voyant alors sur la table deux gelinottes, un superbe brochet arrondi dans le cuveau, de petites truites pour la friture, un superbe pâté de foie gras, pensa que tout irait bien.
«C'est bon, c'est bon, fit-il en s'en allant, cela marchera, ah! ah! ah! nous allons rire.»
Au lieu d'entrer dans la salle à manger ordinaire, il prit la petite allée à droite, et devant une haute porte il déposa son panier, mit une clef dans la serrure et ouvrit: c'était la chambre de gala des Kobus; on ne dînait là que dans les grandes circonstances. Les persiennes des trois hautes fenêtres au fond étaient fermées; le jour grisâtre laissait voir dans l'ombre de vieux meubles, des fauteuils jaunes, une cheminée de marbre blanc, et, le long des murs, de grands cadres couverts de percale blanche.
Fritz ouvrit d'abord les fenêtres et poussa les persiennes pour donner de l'air.
Cette salle, boisée de vieux chêne, avait quelque chose de solennel et de digne; on comprenait au premier coup d'œil, qu'on devait bien manger là-dedans de père en fils.
Fritz retira les voiles des portraits: c'étaient les portraits de Nicolas Kobus, conseiller à la cour de l'électeur Frédéric-Wilhelm, en l'an de grâce 1715. M. le conseiller portait l'immense perruque Louis XIV, l'habit marron à larges manches relevées jusqu'aux coudes, et le jabot de fines