L'ami Fritz. Erckmann-Chatrian
reprit Fritz; est-ce qu'on a commencé le jardinage?
—Oui, monsieur Kobus; la terre est encore un peu fraîche, mais, depuis ces huit jours de soleil, tout vient; dans une quinzaine nous aurons de petits radis. Ah! le père voudrait bien vous voir; nous avons tous le temps long après vous, nous attendons tous les jours; le père aurait bien des choses à vous dire. La Blanchette a fait veau la semaine dernière, et le petit vient bien; c'est une génisse blanche.
—Une génisse blanche, ah! tant mieux.
—Oui, les blanches donnent plus de lait, et puis c'est aussi plus joli que les autres.» Il y eut un silence. Kobus, voyant que la petite avait bu son café, et qu'elle était tout embarrassée, lui dit:
«Allons, mon enfant, je suis bien content de t'avoir vue; mais puisque tu es si gênée avec nous, va voir la vieille Katel qui t'attend; elle te mettra un bon morceau de pâté dans ton panier, tu m'entends, tu lui diras ça, et une bouteille de bon vin pour le père Christel.
—Merci, monsieur Kobus», dit la petite en se levant bien vite. Elle fit une jolie révérence pour se sauver.
«N'oublie pas de dire là-bas que j'arriverai dans la quinzaine au plus tard, lui cria Fritz.
—Non, monsieur, je n'oublierai rien; on sera bien content.»
Elle s'échappa comme une oiseau de sa cage, et le vieux David, les yeux pétillants de joie, s'écria:
«Voilà ce qu'on peut appeler une jolie fille, et qui fera bientôt une bonne petite femme de ménage, je l'espère.
—Une bonne petite femme de ménage, j'en étais sûr, s'écria Kobus en riant aux éclats; le vieux posché-isroel ne peut voir une fille ou un garçon sans songer aussitôt à les marier. Ha! ha! ha!
—Eh bien, oui! s'écria le vieux rebbe, la barbiche hérissée, oui, j'ai dit et je répète: une bonne petite femme de ménage! Quel mal y a-t-il à cela? Dans deux ans, cette petite Sûzel peut être mariée, elle peut même avoir un petit poupon rose dans les bras.
—Allons, tais-toi, tu radotes.
—Je radote... c'est toi qui radotes, épicaures; pour tout le reste, tu parais avoir assez de bon sens, mais sur le chapitre du mariage, tu es un véritable fou.
—Bon, maintenant c'est moi qui suis le fou, et David Sichel l'homme raisonnable. Quelle diable d'idée possède le vieux rebbe, de vouloir marier tout le monde?
—N'est-ce pas la destination de l'homme et de la femme? Est-ce que Dieu n'a pas dit dès le commencement: "Allez, croissez et multipliez!" Est-ce que ce n'est pas une folie que de vouloir aller contre Dieu, de vouloir vivre...»
Mais alors Fritz se mit tellement à rire, que le vieux rebbe en devint tout pâle d'indignation:
«Tu ris, fit-il en se contenant, c'est facile de rire. Quand tu ferais "ha! ha! ha! hé! hé! hé! hi! hi! hi!" jusqu'à la fin des siècles, cela prouverait grand-chose, n'est-ce pas? Si seulement une fois tu voulais raisonner avec moi, comme je t'aplatirais! Mais tu ris, tu ouvres ta grande bouche: "ha! ha! ha!" ton nez s'étend sur tes joues comme une tache d'huile, et tu crois m'avoir vaincu. Ce n'est pas cela, Kobus, ce n'est pas ainsi qu'on raisonne.»
En parlant, le vieux rebbe faisait des gestes si comiques, il imitait la façon de rire de Kobus avec des grimaces si grotesques, que toute la salle ne put y tenir, et que Fritz lui-même dut se serrer l'estomac pour ne pas éclater.
«Non, ce n'est pas ça, poursuivit David avec une vivacité singulière. Tu ne penses pas, tu n'as jamais réfléchi.
—Moi, je ne fais que cela, dit Kobus en essuyant ses grosses joues, où serpentaient les larmes; si je ris, c'est à cause de tes idées étranges. Tu me crois aussi par trop innocent. Voilà quinze ans que je vis tranquille avec ma vieille Katel, que j'ai tout arrangé chez moi pour être à mon aise; quand je veux me promener, je me promène; quand je veux m'asseoir et dormir, je m'assois et je dors; quand je veux prendre une chope, je la prends; si l'idée me passe par la tête d'inviter trois, quatre, cinq amis, je les invite. Et tu voudrais me faire changer tout cela! tu voudrais m'amener une femme, qui bouleverserait tout de fond en comble! Franchement, David, c'est trop fort!
—Tu crois donc, Kobus, que tout ira de même jusqu'à la fin? Détrompe-toi, garçon, l'âge arrive, et, d'après le train que tu mènes, je prévois que ton gros orteil t'avertira bientôt que la plaisanterie a duré trop longtemps. Alors, tu voudras bien avoir une femme!
—J'aurai Katel.
—Ta vieille Katel a fait son temps comme moi. Tu seras forcé de prendre une autre servante qui te grugera, qui te volera, Kobus, pendant que tu seras en train de soupirer dans ton fauteuil, avec la goutte au pied.
—Bah! interrompit Fritz, si la chose arrive... alors comme alors, il sera temps d'aviser. En attendant, je suis heureux, parfaitement heureux. Si je prenais maintenant une femme, et je me suppose de la chance, je suppose que ma femme soit excellente, bonne ménagère et tout ce qui s'ensuit, eh bien, David, il ne faudrait pas moins la mener promener de temps en temps, la conduire au bal de M. le bourgmestre ou de Mme la sous-préfète; il faudrait changer mes habitudes, je ne pourrais plus aller le chapeau sur l'oreille, ou sur la nuque, la cravate un peu débraillée, il faudrait renoncer à la pipe... ce serait l'abomination de la désolation, je tremble rien que d'y penser. Tu vois que je raisonne mes petites affaires aussi bien qu'un vieux rebbe qui prêche à la synagogue. Avant tout, tâchons d'être heureux.
—Tu raisonnes mal, Kobus.
—Comment! je raisonne mal. Est-ce que le bonheur n'est pas notre but à tous?
—Non, ce n'est pas notre but, sans cela, nous serions tous heureux: on ne verrait pas tant de misérables; Dieu nous aurait donné les moyens de remplir notre but, il n'aurait eu qu'à le vouloir.... Ainsi, Kobus, il veut que les oiseaux volent, et les oiseaux ont des ailes; il veut que les poissons nagent, et les poissons ont des nageoires; il veut que les arbres fruitiers portent des fruits en leur saison, et ils portent des fruits; chaque être reçoit les moyens d'atteindre son but. Et puisque l'homme n'a pas de moyens pour être heureux, puisque peut-être en ce moment, sur toute la terre, il n'y a pas un seul homme heureux, ayant les moyens de rester toujours heureux, cela prouve que Dieu ne le veut pas.
—Et qu'est-ce qu'il veut donc, David?
—Il veut que nous méritions le bonheur, et cela fait une grande différence, Kobus; car pour mériter le bonheur, soit dans ce bas monde, soit dans un autre, il faut commencer par remplir ses devoirs, et le premier de ces devoirs, c'est de se créer une famille, d'avoir une femme et des enfants, d'élever d'honnêtes gens, et de transmettre à d'autres le dépôt de la vie qui nous a été confié.
—Il a de drôles d'idées tout de même, ce vieux rebbe, dit alors Frédéric Schoultz en remplissant sa tasse de kirschenwasser, on croirait qu'il pense ce qu'il dit.
—Mes idées ne sont pas drôles, répondit David gravement, elles sont justes. Si ton père le boulanger avait raisonné comme toi, s'il avait voulu se débarrasser de tous les tracas et mener une vie inutile aux autres, et si le père Zacharias Kobus avait eu la même façon de voir, vous ne seriez pas là, le nez rouge et le ventre à table, à vous goberger aux dépens de leur travail. Vous pouvez rire du vieux rebbe, mais il a la satisfaction de vous dire au moins ce qu'il pense. Ces anciens-là plaisantaient aussi quelquefois; seulement pour les choses sérieuses ils raisonnaient sérieusement, et je vous dis qu'ils se connaissaient mieux en bonheur que vous. Te rappelles-tu, Kobus, ton père, le vieux Zacharias, si grave à son tribunal, te rappelles-tu quand il revenait à la maison, entre onze heures et midi, son grand carton sous le bras, et qu'il te voyait de loin jouer sur la porte, comme sa figure changeait, comme il se mettait à sourire en lui-même, on aurait dit qu'un rayon de soleil descendait sur lui. Et quand, dans cette même chambre où nous sommes, il te faisait sauter sur ses genoux, et que tu disais mille sottises, comme à l'ordinaire, était-il heureux le pauvre homme! Va donc chercher dans ta cave ta meilleure bouteille de vin, et pose-la devant toi,