L'ami Fritz. Erckmann-Chatrian
chasse. De temps en temps il se rengorgeait, comme pour dire quelque chose; mais il se recouchait lentement au dos de son fauteuil, sa main grasse, chargée de bagues, sur la table à côté de son verre.
Iôsef avait l'air grave, sa figure cuivrée exprimait la contemplation intérieure; il avait rejeté ses grands cheveux laineux loin de ses tempes, et son œil noir se perdait dans l'azur du ciel, au haut des grandes fenêtres.
Kobus, lui, riait tellement en écoutant le grand Frédéric, que son nez épaté couvrait la moitié de sa figure, mais il n'éclatait pas, quoique ses joues relevées eussent l'apparence d'un masque de comédie.
«Allons, buvons, disait-il, encore un coup! la bouteille est encore à moitié pleine.»
Et les autres buvaient, la bouteille passait de main en main.
C'est en ce moment que le vieux David Sichel entra, et l'on peut s'imaginer les cris d'enthousiasme qui l'accueillirent:
«Hé! David!... Voici David!... À la bonne heure!... il arrive!»
Le vieux rabbin promenant un regard sardonique sur les tartes découpées, sur les pâtés effondrés et les bouteilles vides, comprit aussitôt à quel diapason était montée la fête; il sourit dans sa barbiche.
«Hé! David, il était temps, s'écria Kobus tout joyeux, encore dix minutes, et je t'envoyais chercher par les gendarmes: nous t'attendons depuis une demi-heure.
—Dans tous les cas, ce n'est pas au milieu des gémissements de Babylone, fit le vieux rebbe d'un ton moqueur.
—Il ne manquerait que cela! dit Kobus en lui faisant place. Allons, prends une chaise, vieux, assieds-toi. Quel dommage que tu ne puisses pas goûter de ce pâté, il est délicieux!
—Oui, s'écria le grand Frédéric, mais c'est treife[6], il n'y a pas moyen; le Seigneur a fait les jambons, les andouilles et les saucisses pour nous autres.
—Et les indigestions aussi, dit David en riant tout bas. Combien de fois ton père, Johann Schoultz, ne m'a-t-il pas répété la même chose: c'est une plaisanterie de ta famille qui passe de père en fils, comme la perruque à queue de rat et la culotte de velours à deux boucles. Tout cela n'empêche pas que si ton père avait moins aimé le jambon, les saucisses et les andouilles, il serait encore frais et solide comme moi. Mais vous autres, schaude, vous ne voulez rien entendre, et tantôt l'un, tantôt l'autre se fait prendre comme les rats dans les ratières, par amour du lard.
—Voyez-vous, le vieux posché-isroel qui prétend avoir peur des indigestions, s'écria Kobus, comme si ce n'était pas la loi de Moïse qui lui défende la chose.
—Tais-toi, interrompit David en nasillant, je dis cela pour ceux qui ne comprendraient pas de meilleures raisons; mais celle-là doit vous suffire; elle est très bonne pour un sergent de landwehr qui se laisse tirer les bottes dans une mare d'Alsace; les indigestions sont aussi dangereuses que les coups de fourche.»
Alors un immense éclat de rire s'éleva de tous côtés, et le grand Frédéric levant le doigt, dit:
«David, je te rattraperai plus tard!»
Mais il ne savait que répondre, et le vieux rabbin riait de bon cœur avec les autres.
La grande Frentzel, de l'auberge du Bœuf-Rouge, après avoir débarrassé la table, arrivait alors de la cuisine avec un plateau chargé de tasses, et Katel suivait, portant sur un autre plateau la cafetière et les liqueurs.
Le vieux rebbe prit place entre Kobus et Iôsef. Frédéric Schoultz tira gravement de la poche de sa redingote une grosse pipe d'Ulm, et Fritz alla chercher dans l'armoire une boîte de cigares.
Mais Katel venait à peine de sortir, et la porte restait encore ouverte, qu'une petite voix fraîche et gaie s'écriait dans la cuisine:
«Hé! bonjour, mademoiselle Katel; mon Dieu, que vous avez donc un grand dîner! toute la ville en parle.
—Chut!» fit la vieille servante. Et la porte se referma. Toutes les oreilles s'étaient dressées dans la salle, et le gros percepteur Hâan dit: «Tiens! quelle jolie voix! Avez-vous entendu? Hé! hé! hé! ce gueux de Kobus, voyez-vous ça!
—Katel.... Katel!» s'écria Kobus en se retournant tout étonné.
La porte de la cuisine se rouvrit.
«Est-ce qu'on a oublié quelque chose, monsieur? demanda Katel.
—Non, mais qui donc est dehors?
—C'est la petite Sûzel, vous savez, la fille de Christel, votre fermier de Meisenthâl? Elle apporte des œufs et du beurre frais.
—Ah! c'est la petite Sûzel, tiens! tiens!... Eh bien, qu'elle entre; voilà plus de cinq mois que je ne l'ai vue.»
Katel se retourna: «Sûzel, monsieur demande que tu entres.
—Ah! mon Dieu, mademoiselle Katel, moi qui ne suis pas habillée?
—Sûzel, cria Kobus, arrive donc!» Alors une petite fille blonde et rose, de seize à dix-sept ans, fraîche comme un bouton d'églantine, les yeux bleus, le petit nez droit aux narines délicates, les lèvres gracieusement arrondies, en petite jupe de laine blanche et casaquin de toile bleue, parut sur le seuil, la tête baissée, toute honteuse. Tous les amis la regardaient d'un air d'admiration, et Kobus parut comme surpris de la voir.
«Que te voilà devenue grande, Sûzel! dit-il. Mais avance donc, n'aie pas peur, on ne veut pas te manger.
—Ah! je sais bien, fit la petite; mais c'est que je ne suis pas habillée, monsieur Kobus.
—Habillée! s'écria Hâan, est-ce que les jolies filles ne sont pas toujours assez bien habillées!»
Alors Fritz, se retournant, dit en hochant la tête et haussant les épaules:
«Hâan! Hâan! une enfant... une véritable enfant! Allons, Sûzel, viens prendre le café avec nous; Katel, apporte une tasse pour la petite.
—Oh! monsieur Kobus, je n'oserai jamais!
—Bah! bah! Katel, dépêche-toi.» Lorsque la vieille servante revint avec une tasse, Sûzel, rouge jusqu'aux oreilles, était assise, toute droite sur le bord de sa chaise, entre Kobus et le vieux rebbe.
«Eh bien, qu'est-ce qu'on fait à la ferme, Sûzel? Le père Christel va toujours bien?
—Oh! oui, monsieur, Dieu merci, fit la petite, il va toujours bien; il m'a chargée de bien des compliments pour vous, et la mère aussi.
—À la bonne heure, ça me fait plaisir. Vous avez eu beaucoup de neige cette année?
—Deux pieds autour de la ferme pendant trois mois, et il n'a fallu que huit jours pour la fondre.
—Alors les semailles ont été bien couvertes.
—Oui, monsieur Kobus. Tout pousse, la terre est déjà verte jusqu'au creux des sillons.
—C'est bien. Mais bois donc, Sûzel, tu n'aimes peut-être pas le café? Si tu veux un verre de vin?
—Oh non! j'aime bien le café, monsieur Kobus.» Le vieux rebbe regardait la petite d'un air tendre et paternel; il voulut sucrer lui-même son café, disant: «Ça, c'est une bonne petite fille, oui, une bonne petite fille, mais elle est un peu trop craintive. Allons, Sûzel, bois un petit coup, cela te donnera du courage.
—Merci, monsieur David», répondit la petite à voix basse. Et le vieux rebbe se redressa content, la regardant d'un air tendre tremper ses lèvres roses dans la tasse.
Tous regardaient avec un véritable plaisir, cette jolie fille, si douce et si timide; Iôsef lui-même souriait. Il y avait en elle comme un parfum des champs; une bonne odeur de printemps et de grand air, quelque chose de riant et de doux, comme le babillement de l'alouette