L'ami Fritz. Erckmann-Chatrian
blanche au bras gauche, les cheveux poudrés et le tricorne penché sur l'oreille; il avait alors vingt ans au plus, et paraissait frais comme un bouton d'églantine. Un troisième portrait représentait Zacharias Kobus, le juge de paix, en habit noir carré; il tenait à la main sa tabatière et portait la perruque à queue de rat.
Ces trois portraits, de même grandeur, étaient de larges et solides peintures; on voyait que les Kobus avaient toujours eu de quoi payer grassement les artistes chargés de transmettre leur effigie à la postérité. Fritz avait avec chacun d'eux un grand air de ressemblance, c'est-à-dire les yeux bleus, le nez épaté, le menton rond frappé d'une fossette, la bouche bien fendue et l'air content de vivre.
Enfin, à droite, contre le mur, en face de la cheminée, était le portrait d'une femme, la grand-mère de Kobus, fraîche, riante, la bouche entrouverte pour laisser voir les plus belles dents blanches qu'il soit possible de se figurer, les cheveux relevés en forme de navire, et la robe de velours bleu-de-ciel bordée de rose.
D'après cette peinture, le grand-père Frantz-Sépel avait dû faire bien des envieux, et l'on s'étonnait que son petit-fils eût si peu de goût pour le mariage.
Tous ces portraits, entourés de cadres à grosses moulures dorées, produisaient un bel effet sur le fond brun de la haute salle.
Au-dessus de la porte, on voyait une sorte de moulure représentant l'Amour emporté sur un char par trois colombes. Enfin tous les meubles, les hautes portes d'armoires, la vieille chiffonnière en bois de rose, le buffet à larges panneaux sculptés, la table ovale à jambes torses, et jusqu'au parquet de chêne, palmé alternativement jaune et noir, tout annonçait la bonne figure que les Kobus faisaient à Hunebourg depuis cent cinquante ans.
Fritz, après avoir ouvert les persiennes, poussa la table à roulettes au milieu de la salle, puis il ouvrit deux armoires, de ces hautes armoires à doubles battants, pratiquées dans les boiseries, et descendant du plafond jusque sur le parquet. Dans l'une était le linge de table, aussi beau qu'il soit possible de le désirer, sur une infinité de rayons; dans l'autre, la vaisselle, de cette magnifique porcelaine de vieux Saxe, fleuronnée, moulée et dorée: les piles d'assiettes en bas, les services de toute sorte, les soupières rebondies, les tasses, les sucriers au-dessus; puis l'argenterie ordinaire dans une corbeille.
Kobus choisit une belle nappe damassée, et l'étendit sur la table soigneusement, passant une main dessus pour en effacer les plis, et faisant aux coins de gros nœuds, pour les empêcher de balayer le plancher. Il fit cela lentement, gravement, avec amour. Après quoi il prit une pile d'assiettes plates et la posa sur la cheminée, puis une autre d'assiettes creuses. Il fit de même d'un plateau de verres de cristal, taillés à gros diamants, de ces verres lourds où le vin rouge a les reflets sombres du rubis, et le vin jaune ceux de la topaze.
Enfin il déposa les couverts sur la table, régulièrement, l'un en face de l'autre; il plia les serviettes dessus avec soin, en bateau et en bonnet d'évêque, se plaçant tantôt à droite, tantôt à gauche, pour juger de la symétrie.
En se livrant à cette occupation, sa bonne grosse figure avait un air de recueillement inexprimable, ses lèvres se serraient, ses sourcils se fronçaient:
«C'est cela, se disait-il à voix basse, le grand Frédéric Schoultz du côté des fenêtres, le dos à la lumière, le percepteur Christian Hâan en face de lui, Iôsef de ce côté, et moi de celui-ci: ce sera bien... c'est bien comme cela; quand la porte s'ouvrira, je verrai tout d'avance, je saurai ce qu'on va servir, je pourrai faire signe à Katel d'approcher ou d'attendre; c'est très bien. Maintenant les verres: à droite, celui du bordeaux pour commencer; au milieu, celui du rudesheim, et ensuite celui du johannisberg des capucins. Toute chose doit venir en ordre et selon son temps; l'huilier sur la cheminée, le sel et le poivre sur la table, rien ne manque plus, et j'ose me flatter.... Ah! le vin! comme il fait déjà chaud, nous le mettrons rafraîchir dans un baquet sous la pompe, excepté le bordeaux qui doit se boire tiède; je vais prévenir Katel.—Et maintenant à mon tour, il faut que je me rase, que je me change, que je mette ma belle redingote marron.—Ça va, Kobus, ah! ah! ah! quelle fête du printemps.... Et dehors donc, il fait un soleil superbe!—Hé! le grand Frédéric se promène déjà sur la place; il n'y a plus une minute à perdre!»
Fritz sortit; en passant devant la cuisine, il avertit Katel de faire chauffer le bordeaux et rafraîchir les autres vins; il était radieux et entra dans sa chambre en chantant tout bas: «Tra, ri, ro, l'été vient encore une fois... yoû! yoû!»
La bonne odeur de la soupe aux écrevisses remplissait toute la maison, et la grande Frentzel, la cuisinière du Bœuf-Rouge, avertie d'avance, entrait alors pour veiller au service, car la vieille Katel ne pouvait être à la fois dans la cuisine et dans la salle à manger.
La demie sonnait alors à l'église Saint-Landolphe, et les convives ne pouvaient tarder à paraître.
Est-il rien de plus agréable en ce bas monde que de s'asseoir, avec trois ou quatre vieux camarades, devant une table bien servie, dans l'antique salle à manger de ses pères; et là, de s'attacher gravement la serviette au menton, de plonger la cuiller dans une bonne soupe aux queues d'écrevisses, qui embaume, et de passer les assiettes en disant: «Goûtez-moi cela, mes amis, vous m'en donnerez des nouvelles.»
Qu'on est heureux de commencer un pareil dîner, les fenêtres ouvertes sur le ciel bleu du printemps ou de l'automne.
Et quand vous prenez le grand couteau à manche de corne pour découper des tranches de gigot fondantes, ou la truelle d'argent pour diviser tout du long avec délicatesse un magnifique brochet à la gelée, la gueule pleine de persil, avec quel air de recueillement les autres vous regardent!
Puis quand vous saisissez derrière votre chaise, dans la cuvette, une autre bouteille, et que vous la placez entre vos genoux pour en tirer le bouchon sans secousse, comme ils rient en pensant: «Qu'est-ce qui va venir à cette heure?»
Ah! je vous le dis, c'est un grand plaisir de traiter ses vieux amis, et de penser: «Cela recommencera de la sorte d'année en année, jusqu'à ce que le Seigneur Dieu nous fasse signe de venir, et que nous dormions en paix dans le sein d'Abraham.»
Et quand, à la cinquième ou sixième bouteille, les figures s'animent, quand les uns éprouvent tout à coup le besoin de louer le Seigneur, qui nous comble de ses bénédictions, et les autres de célébrer la gloire de la vieille Allemagne, ses jambons, ses pâtés et ses nobles vins; quand Kasper s'attendrit et demande pardon à Michel de lui avoir gardé rancune, sans que Michel s'en soit jamais douté; et que Christian, la tête penchée sur l'épaule, rit tout bas en songeant au père Bischoff, mort depuis dix ans, et qu'il avait oublié; quand d'autres parlent de chasse, d'autres de musique, tous ensemble, en s'arrêtant de temps en temps pour éclater de rire: c'est alors que la chose devient tout à fait réjouissante, et que le paradis, le vrai paradis, est sur la terre.
Eh bien! tel était précisément l'état des choses chez Fritz Kobus, vers une heure de l'après-midi: le vieux vin avait produit son effet.
Le grand Frédéric Schoultz, ancien secrétaire du père Kobus, et ancien sergent de la landwehr, en 1814, avec sa grande redingote bleue, sa perruque ficelée en queue de rat, ses longs bras et ses longues jambes, son dos plat et son nez pointu, se démenait d'une façon étrange, pour raconter comment il était réchappé de la campagne de France, dans certain village d'Alsace, où il avait fait le mort pendant que deux paysans lui retiraient ses bottes. Il serrait les lèvres, écarquillait les yeux, et criait, en ouvrant les mains comme s'il avait encore été dans la même position critique: «Je ne bougeais pas!» Je pensais: «Si tu bouges, ils sont capables de te planter leur fourche dans le dos!»
Il racontait