Légendes Normandes. Gaston Lavalley

Légendes Normandes - Gaston Lavalley


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semaient des fleurs à ses pieds, et l'un d'eux agitait devant elle une bannière, sur laquelle on lisait cette devise : Ne me changez pas en licence, et vous serez heureux ! Après elle, comme pour montrer qu'elle est la source de tout bien et de toute richesse, de jeunes moissonneurs, couchés sur des gerbes de blé, conduisaient une charrue traînée par des boeufs.

      Un soleil splendide s'était associé à cette fête d'un caractère antique. Les fleurs s'épanouissaient et versaient autour d'elles le trésor de leurs parfums ; le peuple était joyeux, les enfants battaient des mains, et l'on aurait pu croire assister à une des fêtes de l'Athènes païenne.

      Marguerite et le domestique s'étaient blottis dans l'embrasure d'une porte, et, de là, ils voyaient défiler le cortége, sans être trop incommodés par le flot des curieux qui ondoyait à leurs pieds.

      Dominique avait fait bon marché de ses vieilles rancunes et regardait tout, en spectateur qui ne veut perdre ni son temps, ni son argent. En toute autre circonstance, la jeune fille n'eût pas manqué de profiter du riche thème à plaisanteries qu'aurait pu lui fournir l'ébahissement de l'ennemi juré des patriotes. Mais elle était trop émue elle-même pour exercer sa verve railleuse aux dépens du vieillard. L'enthousiasme de la foule est si puissant sur les jeunes organisations qu'elle se sentait, par moments, sur le point de chanter avec elle les refrains passionnés de la Marseillaise ; et lorsque la déesse de la Liberté vint à passer, elle battit des mains et ne put retenir un cri d'admiration.

      — La belle jeune fille ! dit-elle en montrant la déesse au vieux domestique.

      Tout entière à ce qu'elle voyait, Marguerite ne se doutait pas qu'elle était elle-même l'objet d'une admiration mystérieuse. Un homme du peuple ne la quittait pas des yeux, et restait indifférent au double spectacle que lui offraient la foule et le cortége. C'était une tête puissante, rehaussée encore par les vives couleurs du bonnet phrygien, qui lui donnait quelque ressemblance avec le type populaire de Masaniello. Comme le pêcheur napolitain, le jeune homme paraissait poursuivre un rêve aimé ; ses yeux plongeaient dans le regard limpide de Marguerite comme dans l'azur de la mer. Tout à coup on le vit se redresser brusquement, comme un homme réveillé en sursaut, s'élancer d'un seul bond jusqu'aux pieds de la jeune fille, et se ruer sur un des spectateurs qui venait de ramasser un bijou dans la poussière.

      — Il y a des aristocrates ici ! s'écria cet homme, en montrant à la foule une petite croix ornée de brillants qui scintillaient au soleil.

      — Tu en as menti ! répliqua le mystérieux adorateur de Marguerite, en prenant l'homme à la gorge et en lui arrachant le bijou.

      — Cette croix est à moi, dit timidement la jeune fille.

      En parlant de la sorte, elle tendait la main pour s'en emparer.

      — Taisez-vous ! lui dit à voix basse son protecteur inconnu. Voulez-vous donc vous perdre ?... Sauvez-vous ! Il en est temps encore !

      — Il a raison, dit Dominique.

      Puis il ajouta avec intention, mais de manière à n'être entendu que du jeune homme :

      — Sauvons-nous, ma fille ! viens, mon enfant !

      — Au nom du ciel, partez vite ! leur dit encore l'homme du peuple.

      Le vieux domestique entraîna la jeune fille. Grâce au tumulte que cette scène avait occasionné, ils purent disparaître sans attirer l'attention de leurs voisins.

      Cependant le patriote, humilié de sa chute, s'était relevé, l'oeil menaçant et l'injure à la bouche.

      — Mort aux aristocrates ! dit-il.

      — A la lanterne ! à la lanterne ! s'écria la foule.

      — Vous n'avez donc pas assez de soleil comme ça ? dit le sauveur de Marguerite en regardant la multitude avec un sourire ironique. Essayez de me hisser à la place de vos réverbères !

      En même temps, il se rejeta en arrière, par un brusque mouvement, et fit face à ses adversaires.

      — Il est brave ! s'écria-t-on dans la foule.

      — C'est un aristocrate ! dit une voix.

      — Pourquoi porte-t-il une croix sur lui ? demanda l'homme du peuple qui s'était vu terrasser.

      — Parce que cela me plaît ! répondit le jeune homme, en se croisant les bras sur la poitrine.

      — C'est défendu !

      — Défendu ?... Vous êtes plaisants, sur mon honneur ! répliqua l'accusé. Vous promenez dans vos rues la déesse de la Liberté, et je n'aurais pas le droit d'agir comme bon me semble ?

      — Il a raison, dirent plusieurs assistants.

      — C'est un agent de Pitt et de Cobourg, reprit l'homme du peuple. A la lanterne, l'aristocrate !

      — Oui ! à la lanterne !

      Et la foule resserra le demi-cercle qu'elle formait devant le jeune homme.

      — Pensez-vous m'intimider ? dit-il en s'appuyant prudemment contre le mur d'une maison, pour n'être pas entouré.

      Mais sa noble attitude ne pouvait maîtriser longtemps les mauvais instincts de la foule. Les sabres, les piques, les baïonnettes s'abaissèrent, et la muraille de fer s'avança lentement contre le généreux défenseur de Marguerite.

      — Mort à l'aristocrate ! s'écria le peuple en délire.

      Le demi-cercle se rétrécissait toujours et la pointe des piques touchait la poitrine du jeune homme. Tout à coup une voix de tonnerre se fit entendre. Un homme, à puissante stature, fendit la foule en distribuant, de droite et de gauche, une grêle de coups de poing, et vint se placer résolûment devant la victime qu'on allait sacrifier.

      — Êtres stupides ! dit-il avec un geste de colère, en s'adressant aux agresseurs. Quelle belle besogne vous alliez faire là !... Égorger le plus pur des patriotes ! Barbare, mon ami, un des défenseurs de Thionville !

      — Un défenseur de Thionville ! murmura la foule, avec un étonnement mêlé d'admiration.

      Les agresseurs les plus rapprochés de Barbare, rougissant de l'énormité du crime qu'ils avaient été sur le point de commettre, baissèrent la tête avec une sorte de confusion. Cependant l'homme du peuple, que Barbare avait renversé à ses pieds, n'avait pas encore renoncé à l'espoir de se venger sur le lieu même témoin de son humiliation. Il ôta respectueusement son bonnet de laine, et, s'approchant du nouveau venu :

      — Citoyen, lui dit-il, nous avons pleine confiance dans celui qui préside notre club. Mais tu ne connais pas bien celui que tu défends. C'est un aristocrate. Il porte une croix sur sa poitrine !

      — Est-ce vrai ? demanda le président de la Société populaire, en se tournant du côté de Barbare.

      Pour toute réponse, le jeune homme prit la petite croix qu'il avait déjà suspendue à son cou et la montra au peuple.

      — C'est stupide ce que tu fais là ! lui dit le président du club à voix basse.

      — Non ! répliqua le jeune homme, de manière à être entendu de tous ceux qui l'entouraient. Tant que vous laisserez les croix au haut des tours du temple de la Raison, je me croirai autorisé à porter le même signe sur ma poitrine.

      Tout en parlant de la sorte, il suspendit la petite croix à son cou.

      — Il parle bien ! cria la foule.

      — C'est un bon patriote !

      — Il vaut mieux que nous !

      — A la cathédrale ! à la cathédrale !

      — Arrachons les croix !

      Et déjà le peuple se préparait à exécuter sa menace.

      — Attendez ! mes enfants, s'écria le président de la Société


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