Légendes Normandes. Gaston Lavalley

Légendes Normandes - Gaston Lavalley


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Je te l'accorde, répondit le président d'un ton bref.

      D'un bond puissant, Barbare escalada la tribune, comme s'il eût monté à l'assaut. Du haut de ces misérables tréteaux, où l'éloquence populaire agitait tant de questions sérieuses ou plaisantes, grotesques ou sublimes, le jeune homme contempla un instant toutes ces têtes qui se balançaient au-dessous de lui, dans un demi-jour. C'était un tableau digne des maîtres flamands. Au premier plan, des ouvriers encore armés de leurs instruments de travail, des femmes, des enfants, des mendiants avec leurs besaces, des rôdeurs de nuit, chaos étrange, mer de haillons dont chaque flot s'éclairait d'un rouge reflet ou retombait dans les ténèbres, suivant que le caprice du vent ravivait ou menaçait d'éteindre la flamme des chandelles ; et plus loin, au fond de la salle, un pâle rayon de la lune, glissant à travers les vitraux d'une fenêtre et venant entourer d'une douce lumière les cheveux blancs des frères de la Société populaire.

      Une rumeur sourde s'éleva de tous les coins de la salle, lorsqu'on vit le jeune homme escalader les degrés de l'estrade. Mais, peu à peu le bruit cessa pour faire place au silence de l'attente. Barbare se pencha sur le bord de la balustrade, et, s'adressant à la foule :

      — Citoyens, dit-il d'une voix ferme, vous avez déjà deviné sans doute le sujet de ma motion. Je demande que la municipalité tienne une récompense toute prête pour celui qui aura le courage de monter aux tours de la cathédrale et d'en enlever les croix.

      — Bravo ! bravo ! vive Barbare ! cria la foule.

      Barbare descendit précipitamment au milieu des acclamations, et se dirigea vers la porte de la salle basse. Au moment où il allait en franchir le seuil, la voix d'un nouvel orateur lui causa une telle surprise qu'il s'arrêta sur-le-champ et se retourna, pour voir si ses sens ne l'avaient pas trompé. Il regarda du côté de la tribune et reconnut l'homme du peuple qu'il avait terrassé, le matin.

      — Citoyens, disait cet homme, on conspire dans la ville contre la République.

      — Qui ça ? demanda la foule avec des cris furieux.

      — Je ne sais. Mais je puis affirmer qu'il y a des aristocrates...

      — Où donc ? reprit encore la foule, dont la colère augmentait en raison de son impatience.

      — A la sortie de la ville, dans une petite maison isolée, à peu de distance de la rivière.

      Barbare sentit un frisson passer dans tous ses membres.

      — Dans la Vallée aux Prés ? demanda la foule.

      — Oui, répondit l'orateur. Les contrevents de la maison sont fermés nuit et jour. Aucun bruit ! jamais de lumière ! apparences suspectes. A coup sûr, ce sont des royalistes ; et l'on devrait charger un citoyen, bien connu pour son patriotisme, de s'introduire dans l'intérieur de cette maison.

      — Mort aux aristocrates ! s'écrièrent les plus ardents des patriotes.

      — Hélas ! pensa Barbare, cette jeune fille et son père sont perdus, si je n'interviens !

      Il entra dans la salle. Mais ses jambes tremblaient et le sang lui affluait au coeur.

      — Allons ! Pas de faiblesse ! se dit-il en essayant de vaincre son émotion. Du courage ! de l'audace ! je la sauverai encore une fois !

      Puis, l'oeil étincelant et l'air résolu, il passa de nouveau à travers la foule et s'approcha de la tribune.

      — Citoyen, dit-il à l'orateur, en le regardant en face, es-tu sûr de ce que tu avances ?

      — Moi ?... Moi ? balbutia l'homme du peuple, que l'air menaçant de son interlocuteur troubla profondément... Je n'ai que des soupçons... et, d'ailleurs, je n'habite pas le quartier où se trouve la maison suspecte.

      — Eh bien ! moi, je suis aux premières places pour surveiller les gens que tu accuses si légèrement. Je m'engage à pénétrer dans l'intérieur de la maison, et, dans deux jours, au plus tard, je dirai à tous les bons patriotes qui m'entourent s'il y a vraiment lieu de s'inquiéter.

      — Vive Barbare ! cria l'assemblée.

      — Comptez sur moi, dit le jeune homme en remerciant du geste tous les auditeurs. Je me montrerai digne de votre confiance.

      A ces mots, il se pencha vers le président de la Société populaire, qui lui tendait la main, et sortit du club au milieu des applaudissements. A peine arrivé dans la rue, il tira de son sein la petite croix de Marguerite et la baisa avec amour, en s'écriant par deux fois :

      — Je la sauverai !... Je la sauverai !...

       Table des matières

       Table des matières

      Le lendemain, vers neuf heures du soir, un homme, enveloppé dans un long manteau, se promenait devant la façade intérieure de la maison qu'on avait signalée la veille à la défiance du club. A la manière dont cet homme marchait dans les allées du jardin, tantôt s'avançant d'un pas rapide, tantôt s'arrêtant et levant la tête pour contempler le ciel, il eût été facile de se former une opinion vraisemblable sur ses habitudes et sur son caractère. Cela ne pouvait être qu'un amant, qu'un fou, ou un poëte. Lorsqu'il regardait le ciel, son oeil semblait se baigner avec délices dans cette mer étoilée.

      La soirée était belle d'ailleurs et invitait à la rêverie. Les fleurs, avant de s'endormir, avaient laissé dans l'air de douces émanations. Un vent frais courait à travers les peupliers d'Italie qui sortaient, comme de grands fantômes, du milieu de la haie qui séparait le jardin des prairies voisines. Ces géants de verdure frissonnaient sous le souffle aérien et ressemblaient, avec leurs branches rapprochées du tronc, à un homme qui s'enveloppe dans les plis de son manteau pour se préserver de l'air malsain du soir.

      Le promeneur s'arrêta au milieu d'une allée.

      — Mon Dieu ! dit-il en laissant tomber ses bras avec découragement, la nature ne semble-t-elle pas rire de nos passions ? Quel calme ! Pas un nuage ! Des étoiles, des mondes en feu ; rien de changé au ciel, tandis que des hommes, nés pour s'aimer, s'égorgent comme des bêtes sauvages ! Moi-même, moi, ministre d'une religion de paix et d'amour, je dois me cacher, et ma tête est mise à prix ! Des milliers d'hommes sont proscrits ou persécutés, et Dieu ne parle pas ! Il ne commande pas aux éléments d'annoncer sa vengeance, pour nous prouver au moins qu'il ne voit pas sans colère le spectacle de tant d'iniquités. La maison garde encore quelques traces des hôtes qui ont vécu sous son toit ; et la terre ne s'inquiète pas de l'homme qui l'habite ! Et la nature ne prendrait pas le deuil, quand l'humanité souffre et pleure ! La Providence ne serait-elle qu'un mot ?

      Le proscrit s'était remis machinalement en marche, et le hasard de la promenade l'avait conduit dans une petite allée qu'un mur, de peu d'élévation et qui tombait en ruine, séparait de la grand'route. Tout à coup le prêtre recula de plusieurs pas et poussa un cri de terreur.

      Un homme, qui venait d'escalader le mur, tomba presque à ses pieds, au milieu de l'allée. Le visiteur nocturne ne fut guère moins effrayé que celui dont il avait interrompu si brusquement la rêverie.

      — Rassurez-vous, citoyen, dit-il à voix basse au jeune prêtre, et gardez-vous bien de jeter l'alarme dans le voisinage. Je n'en veux ni à votre bourse, ni à votre vie.

      — Vous avez pourtant, monsieur, une manière de vous présenter...

      — Qui peut donner de moi la plus fâcheuse idée, reprit le voleur présumé en achevant la pensée de son interlocuteur. Les apparences sont contre moi, je le sais ; et cependant je ne me suis introduit


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