Légendes Normandes. Gaston Lavalley
— Non. Je ne veux rien entendre, je ne veux pas être complice de votre paresse !
— Allons, viens ici.
— Non ! je vous laisse travailler.
— Je t'en prie ! dit M. de Louvigny d'une voix caressante.
— Ne me tentez pas ! reprit la jeune fille, qui ne demandait qu'à répondre aux instances paternelles.
— Je te tiens cette fois ! s'écria joyeusement le vieillard en saisissant la jeune fille par le bas de sa robe. Viens m'embrasser.
— Vous n'obtiendrez rien par la violence, dit Marguerite en détournant la tête.
— Je te rends la liberté, répliqua le marquis en lâchant le bas de la robe et en ouvrant les bras.
— Et voilà l'usage que j'en fais, dit Marguerite en sautant au cou de son père. Je tiens ma vengeance, et je vais vous faire perdre toute votre soirée !
Le prêtre avait contemplé cette scène avec tristesse. Il pleurait sur cette joie qu'il savait devoir se changer en deuil, sur cette étroite communion de deux âmes qu'on allait séparer.
— Eh bien ! l'abbé, vous ne parlez pas ? dit M. de Louvigny. Approchez donc. Vous avez l'air de nous bouder !
L'abbé s'avança vers le marquis et serra avec émotion la main qu'il lui présentait.
— Vous n'êtes pas déplacé dans cette chambre, ajouta le marquis. Celui qui a assisté mon fils à ses derniers moments est, à mes yeux, comme son remplaçant dans la famille. Si j'avais encore ma fortune et mes dignités, vous seriez de toutes nos fêtes. Il ne me reste plus que ma fille. Elle est tout mon trésor, tous mes honneurs, toute ma joie ! Partagez la seule richesse qu'on m'ait laissée, en vous mêlant à nos entretiens et en voyant comme nous nous aimons !... Quoi ! vous pleurez ?
— Pour cela non, monsieur le marquis, répondit le jeune homme.
— Ne vous en défendez pas, poursuivit M. de Louvigny. Ce que je vous dis là n'est pas gai d'ailleurs.
— Ce n'est pas là ce qui fait pleurer monsieur l'abbé, interrompit Marguerite, qui depuis un instant observait les efforts que faisait le prêtre pour retenir ses sanglots. Monsieur l'abbé nous cache quelque malheur !...
— Mademoiselle Marguerite se trompe ! dit le prêtre en se troublant de plus en plus.
— Ma fille a raison, au contraire, répliqua le marquis en faisant lever Marguerite.
Il se leva à son tour et saisit vivement la main de l'abbé.
— Votre émotion m'effraie, lui dit-il à voix basse.
— Je vous assure, dit le prêtre en se défendant...
— Votre main est glacée ! continua le vieillard en se penchant à l'oreille de l'abbé... Je comprends ! vous n'osez pas parler devant ma fille.
Marguerite n'avait rien perdu de cette pantomime inquiétante. Lorsque son père se retourna de son côté, ce ne fut pas sans un vif étonnement qu'elle aperçut le gai sourire qui s'épanouissait sur les lèvres du vieillard.
— L'abbé est un poltron, ma chère Marguerite, dit M. de Louvigny. Rassure-toi. Ce n'est rien... Quelques affaires d'intérêts... une nouvelle pauvreté qui vient se greffer sur l'ancienne ! Nous allons avoir quelques comptes à régler... Tu serais bien aimable d'aller demander à Dominique le registre où il note ses dépenses.
— J'y vais, mon père, dit Marguerite.
Avant de sortir, elle se retourna vers le marquis, mit un doigt sur sa bouche et fit un signe de tête que le vieillard n'eut pas de peine à traduire ainsi :
— J'obéis, mais je n'ignore pas qu'on me trompe !
Le marquis ferma lui-même la porte de la chambre. Lorsqu'il se trouva seul en face de l'abbé, tout son calme sembla l'abandonner.
— Parlez maintenant ! dit-il d'une voix émue. Qu'y a-t-il ?
— On s'est introduit ce soir dans le jardin.
— Un maraudeur ?
— Un espion envoyé par le Club.
— Nous sommes donc découverts ?
— Pas encore. Mais on croit que nous sommes des agents de Pitt.
— Si ce n'est que cela, dit le marquis en souriant, rassurez-vous, cher abbé ; nous en serons quittes pour la peur. Je me charge de rassurer ces messieurs de la Société populaire.
— C'est toujours un danger de paraître devant eux.
— Sans doute. Toutefois, personne ne nous connaît ici. Nous n'avons rien à craindre.
— Pardon.
— Qui donc ?
— L'homme du peuple que le Club a envoyé, ce soir, en éclaireur.
— Il nous en veut donc beaucoup ?
— Au contraire.
— Il est bien disposé pour nous ?
— Trop bien.
— Ma foi ! dit le marquis en badinant, voilà le premier républicain qui nous ait montré de la bienveillance !
— Et ce sera peut-être celui qui vous aura fait le plus de mal ! dit l'abbé d'un air sombre.
Le marquis devint sérieux.
— Expliquez-vous, dit-il avec gravité. Il y a dans vos propos une incohérence qui ne peut se concevoir. Si cet homme n'a pas de motif de haine contre moi, pourquoi songerait-il à me nuire ?
— Il vous nuira sans le savoir, répondit l'abbé. Car il faut tout craindre des amoureux ; et cet homme aime mademoiselle Marguerite.
— Ma fille ! s'écria le marquis avec une expression de surprise et de colère, que le pinceau serait seul capable de rendre et de fixer.
— Oui, reprit l'abbé, cet homme aime sérieusement votre fille.
— Mais, dit le marquis, Marguerite ne sort jamais ; elle ne se montre jamais aux fenêtres. Comment cet homme a-t-il pu la voir ?
— Je ne sais. Mais je vous affirme que je ne vous dis que l'exacte vérité.
— Il vous a donc ouvert son coeur ?
— A peu près. Je peux même vous assurer qu'il est jaloux.
— Alors il faut fuir ! dit le marquis avec éclat. Il faut passer en Angleterre.
Puis, se promenant avec agitation dans la chambre :
— Moi, dit-il, qui me croyais si bien en sûreté dans cette petite ville !
A cet instant la porte s'ouvrit. Marguerite entra avec le vieux domestique, qui tenait sous son bras le grand livre de dépense.
— Mes amis, dit le marquis aux nouveaux venus, nous allons partir cette nuit même. Que chacun prépare ses malles. Demain nous faisons voile pour l'Angleterre.
— Ah ! fit Marguerite en sautant au cou de son père, je savais bien que vous me cachiez la vérité. Un danger vous menace ?
— Il faut bien te l'avouer, répondit M. de Louvigny : nous sommes dénoncés.
Et, s'adressant au vieux domestique qui paraissait attéré :
— Voyons ! Dominique, ajouta-t-il, il doit te rester encore quelque argent ?
— Hélas ! dit le vieux serviteur, nous avons tout dépensé le jour de la fête de mademoiselle. Monsieur le marquis peut vérifier les comptes. Voici le registre.
— C'est inutile, répondit M. de Louvigny en repoussant le livre que