Histoire de la République de Gênes. Emile Vincens
aux Alexandrins un secours de mille sous d'or et en promit autant pour l'année suivante.
La république semblait cependant n'être attentive qu'à la guerre pisane. Elle s'était étroitement liée avec la ville de Lucques que les jalousies ordinaires entre voisins rendaient ennemie de Pise. Les Lucquois, dans une expédition heureuse contre les Pisans, firent un assez grand nombre de prisonniers d'importance. Sur l'avis de cette victoire, les Génois expédièrent des ambassadeurs qui, en portant à Lucques leurs félicitations, allèrent demander à leurs alliés la moitié des prisonniers faits dans cette rencontre, comme le seul moyen de se procurer en échange la délivrance des captifs qu'à aucun prix Gênes n'avait pu tirer des mains des Pisans. On n'obtint qu'à grand'peine ce partage; il eut lieu cependant, et ces Pisans emprisonnés à Gênes ne tardèrent pas à faire demander à leur patrie d'accepter les moyens de leur rendre la liberté.
(1169) En même temps l'archevêque de Pise et quelques religieux essayèrent de rétablir la concorde. On tint des conférences: des pleins pouvoirs d'arbitres furent donnés à un citoyen de chacune des trois républiques belligérantes; l'instrument en fut dressé en trois originaux. Au moment de conclure, le consul pisan déclara qu'il devait encore en référer à sa commune. Tout fut ajourné ou plutôt abandonné, et il ne resta, d'un accord si avancé, que ces copies du traité projeté que conserva chacune des parties. Dans la suite on invoqua ce document à plusieurs reprises, chaque fois que la négociation pensa se renouer.
(1170) Les apparences de paix évanouies, un ambassadeur de Lucques se présenta aux consuls de Gênes et au conseil, et requit un parlement public pour y exposer sa mission devant le peuple entier. Il venait proposer à la république de se réunir plus intimement contre l'ennemi commun, de n'avoir dans la conduite de la guerre qu'un seul consulat pour ainsi dire, enfin de convenir d'une expédition par terre et par mer. Gênes promit de préparer ses forces pour le printemps. Mais avant ce temps, à Lucques, on s'endormit dans le péril. Une armée préparée en silence par les Pisans parut tout à coup. Les Lucquois ne purent arrêter sa marche en demandant instamment la paix. Ils furent attaqués, battus, dispersés. Des envoyés de Lucques vinrent à Gênes raconter tristement leur défaite, et réclamer pour s'enrelever de nouveaux secours qu'ils promettaient de mieux employer.
(1171) Il paraît qu'il subsistait en ce temps quelques restes d'un usage singulier qui tirait son origine d'une générosité affectée. En temps de guerre chaque partie expédiait une sorte de héraut (cursor) qui allait explorer ouvertement les forces de l'ennemi; on en faisait montre aux yeux de cet envoyé, comme si l'on dédaignait de surprendre les adversaires et qu'il parût plus digne de les avertir du danger qu'on leur préparait. Mais cette visite, permise à l'explorateur, avait dégénéré en vaine formalité, ou même en stratagème. On voit dans l'occasion présente reprocher aux Lucquois de n'être pas mieux informés par le rapport du héraut, et de n'y avoir pas suppléé par d'autres voies. On convint de réunir toutes les forces au printemps, de les employer par terre et par mer. Sur toutes les côtes où croisaient des galères génoises on expédia des ordres pour les faire rentrer, afin que tout concourût à l'entreprise concertée. En attendant on entreprit de donner au territoire de Lucques un boulevard nouveau. On construisit à Viareggio, sous la direction d'un ingénieur génois, une forteresse qui domine la bouche de l'Arno. Elle ferme le seul passage qui reste en cet endroit entre la mer et l'Apennin, au milieu de marais impraticables. Les Pisans virent avec grande jalousie cette forteresse élevée contre eux.
Avant le temps fixé pour la grande expédition projetée, survint Christian, archevêque de Mayence; Frédéric, qui faisait la guerre en Bohême, n'abandonnait pas ses vues sur l'Italie et ne comptait pas laisser longtemps la confédération lombarde y dominer eu paix. Son représentant avait franchi les passages, il parut à Gênes, et, par le secours qu'il y trouva, il parvint en Toscane en sûreté. Il allait y chercher des amis pour son maître. Les villes de cette contrée n'avaient point d'engagement avec les Lombards, et, en se faisant la guerre entre elles, ne s'étaient pas encore détachées de l'obéissance à l'empereur. A Gênes, c'était toujours la même politique: se tenir à l'écart, se donner pour neutres aux Lombards, leur témoigner peut-être une inclination secrète en s'excusant de la manifester; protester de son obéissance au chef de l'empire et se dispenser de le servir. Les Pisans venaient de faire à Constantinople une alliance solennelle. Manuel, qui avait été peu exact à tenir les promesses faites aux Génois, avait accordé à Pise de plus grands avantages encore. Frédéric était jaloux à son tour de l'influence que l'empereur grec cherchait à reprendre en Italie. Les Génois se vantèrent à l'archevêque de Mayence d'être en différend avec Manuel, tandis qu'ils s'étaient au contraire montrés soumis et favorables à Frédéric: pour lui obéir ils s'étaient aliéné le roi de Sicile, au grand dommage de leur commerce; et, sollicités souvent par les Lombards, ils avaient refusé toute alliance avec leur parti. C'est à ces titres qu'ils demandaient à Christian de les favoriser dans leurs querelles; et enfin, usant d'autres voies pour s'assurer sa bienveillance, ils lui promirent, même de leur argent, et à l'insu de Lucques, deux mille trois cents livres, s'il faisait rendre la liberté aux prisonniers lucquois retenus à Pise.
(1172) Il est curieux de voir procéder l'archevêque de Mayence, archichancelier de l'empire. Il promet sa bonne volonté aux Génois; il ne cache pas que les Pisans n'ont pas bien répondu aux bontés de César; mais, chargé d'une mission d'union et de paix, il est deux choses qu'il ne peut promettre. Il ne saurait ni attaquer Pise, ni mettre cette ville au ban de l'empire. Après cette déclaration il tient une cour plénière. Il y fait comparaître les députés de toutes les villes toscanes, et leur recommande une paix qu'il veut honorable pour toutes les parties et pour laquelle il proteste qu'il n'a reçu et ne recevra aucun présent, Pise demande que la forteresse de Viareggio soit abattue, Gênes et Lucques que les prisonniers soient rendus. Les Pisans, à qui la partialité de Christian est suspecte par cela seul qu'il a fréquenté les Génois les premiers, lui résistent. Christian les met au ban de l'empire par un décret solennel, casse leurs privilèges, annule leurs titres de propriété, décrie leurs monnaies, convoque les forces de Gênes et de Lucques pour leur faire la guerre, et reçoit des Génois 1,000 livres pour cette sentence.
Bientôt après il rend ces rigueurs communes à Florence, après que, dans une conférence où il avait fait entrevoir pardon et concorde, il a fait arrêter les consuls de Pise et de Florence et leur suite. Il livre ces prisonniers à Gênes et à Lucques, et, pour prix de ces nouveaux exploits, il se fait encore payer 1,000 livres par la première de ces villes et 1,500 par la seconde.
L'archevêque, en contentant sa propre avidité, avait reconnu qu'il était impossible, au milieu d'animosités si violentes, de faire à l'empereur des amis en Toscane, s'il n'abandonnait pas un des partis pour disposer de l'autre. Il se mit à la tête des troupes fournies par ses nouveaux alliés, il ravagea le territoire de Florence et il alla entreprendre un long et mémorable siège d'Ancône, où nous n'avons pas à le suivre: il ne paraît pas que les Génois y aient pris part.
Il ne leur fut plus permis cependant de se vanter auprès des Lombards de la neutralité de la république. L'accueil fait à Christian, son appui invoqué, son assistance si officiellement employée, firent aussitôt traiter Gênes en ennemie par les confédérés. On ne lui fit pas la guerre, mais on intercepta le commerce par terre. On défendit de laisser passer des grains pour la subsistance des Génois. Ils sentirent péniblement cette interruption des ressources ordinaires. La ville manqua de viande, et, dit la chronique, ce fléau dura dix-huit mois. Dans le même temps les comtes de Lavagna donnaient des inquiétudes (1174). Sous prétexte de querelles privées, ils attaquaient les villages limitrophes de leurs terres. Quand les voisins prenaient leur revanche, ils réclamaient les droits de la paix, et obligeaient les consuls à leur faire restituer ce qu'on leur avait pris; puis on les trouvait à la tête de ces populations qu'ils avaient vexées et qu'ils soulevaient contre le gouvernement. Ils assiégeaient Chiavari, une garnison peu courageuse traitait avec eux et leur donnait trois cents livres d'argent pour se libérer de leurs attaques. Un des consuls, Nicolas Rosa, présent à ce traité, se livrait en otage, au grand scandale de ses collègues et de la république. Le marquis de Malaspina et son fils, qui tour à tour avaient marché pour l'empereur et contre lui, suscitèrent plus d'une fois des querelles.