La Nation canadienne. Ch. Gailly de Taurines
de leur existence coloniale, les plus grands noms de notre histoire, ceux de Henri IV et de Louis XIV, ceux de Richelieu et de Colbert, couvrent pour ainsi dire leur berceau et leur font partager comme un patrimoine commun le lustre de nos propres annales. Plus tard, quand violemment séparés de la France, la fortune des armes les contraint, sous un gouvernement étranger, à une existence désormais distincte de celle de leur mère patrie, ils reprennent seuls la chaîne non moins glorieuse et non moins belle de leurs traditions et de leur histoire. Parmi leurs conquérants, ils parviennent à se faire une place respectée, et méritent, par des services qui imposent la reconnaissance, la bienveillance et l'admiration du gouvernement anglais.
Tous ces souvenirs sont entretenus dans l'esprit du peuple par une littérature nationale dont l'unique tendance est la glorification et l'amour de la patrie; et de même que le titre de Français réunit pour nous et résume tout ce qu'en dix siècles nos pères ont accumulé de gloires et de souvenirs dans notre histoire, celui de Canadien évoque dans leur cœur l'image de la vieille France leur mère, condense toute leur histoire, et demeure la seule dénomination nationale sous laquelle ils veulent être désignés.
S'ils sont Canadiens et non plus Français, qu'importe, dira-t-on, à la France moderne la formation de cette nationalité nouvelle?
D'avantages politiques nous n'avons pas à en attendre en effet. Mais n'est-ce rien que l'existence en Amérique d'une nation de langue française conservant avec opiniâtreté d'inébranlables sympathies pour son ancienne patrie? n'est-ce pas là un contrepoids désirable à la suprématie par trop grande des peuples de langue anglaise dans le nouveau monde? Il y a trop peu, de par le monde, de terres où vive notre sang et où résonne notre langue; n'est-il pas consolant de trouver, au delà de l'Océan, un peuple qui se prépare à les propager et qui contribue à donner à la race française la place qu'elle doit occuper dans l'Univers?
Les liens qui résultent de la communauté du sang et de la communauté de la langue sont plus forts que ceux des frontières politiques; les uns sont durables et résistent à tous les bouleversements, les autres sont incertains et changeants.
La lutte pour l'existence est la constante destinée des hommes; au fond du perpétuel enchaînement de conflits, de guerres, de bouleversements et de révolutions que nous montre l'histoire, il est facile de reconnaître l'éternelle rivalité des races. D'une façon apparente ou cachée, l'histoire politique tout entière est subordonnée à l'histoire ethnographique. Les guerres et les traités ne sont que les épisodes du grand drame qui entraîne l'humanité tout entière, toujours luttant et toujours combattant, vers sa mystérieuse destinée. Nul ne demeure en repos: il faut attaquer ou se défendre, et les races les plus fortes, les plus intelligentes et les plus nombreuses, finissent par l'emporter sur les autres et par les dominer.
Dans cet éternel combat, toujours renouvelé et jamais fini, c'est pour la race française que lutte la nation canadienne!
LA
NATION CANADIENNE
PREMIÈRE PARTIE
ORIGINES ET ÉVOLUTION HISTORIQUE
DE LA NATION CANADIENNE
CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES.
Emporté par la vapeur sur un luxueux paquebot, le voyageur qui arrive à Québec par le majestueux estuaire du Saint-Laurent, peut difficilement se faire une idée de ce qu'était, il y a trois siècles à peine, la fertile et riche contrée étendue sous ses yeux.
Cette côte riante, toute couverte de moissons, toute pointillée de blanches maisons, toute parsemée de villages qui font briller au soleil l'éclatante toiture métallique de leurs clochers, ces vallées ombragées qui viennent jeter au grand fleuve l'eau bondissante de leurs ruisseaux, ces prairies, ces collines si coquettes, tout ce panorama changeant et plein de vie que la marche du navire déroule avec rapidité aux regards émerveillés des passagers; tout ce mouvement, toute cette activité, toute cette richesse n'étaient, à une époque qui n'est pas bien éloignée de nous, que silence, désert et solitude.
Quand en 1535, poussé par ce vent de découvertes qui soufflait depuis Colomb, le marin malouin Jacques Cartier remonte pour la première fois le cours du grand fleuve, il ne trouve sur ses rives que des forêts sans limites, et, pour toute population, que quelques pauvres tribus indiennes.
Campé sur la rive pour y passer l'hiver, il voit, à cet endroit même où s'élèvent aujourd'hui les fières murailles et les gracieux monuments de Québec, ses compagnons décimés par le froid, les maladies et la faim!
Il faut lire le récit de cet hivernage dans la relation même qu'en a laissée Cartier. Une affreuse épidémie, le typhus, décimait ses compagnons. Le mal sévissait avec une telle fureur qu'à la fin de février, des cent dix hommes de sa flotte, trois ou quatre à peine restaient capables de porter à leurs compagnons les soins que réclamait leur pitoyable état. Vingt-cinq d'entre eux succombèrent au fléau. Cartier fit faire l'autopsie du cadavre de l'un d'eux, Philippe Rougemont, d'Amboise, et il relate avec minutie dans son journal tous les détails de cette triste opération.
«Il fust trouvé qu'il avait le cœur blanc et flétri, environné de plus d'un pot d'eau rousse comme dacte, le foye beau, mais avait le poumon tout noirci et mortifié et s'était retiré tout son sang au-dessus de son cœur, car quand il fut ouvert, sortit au-dessus du cœur grande abondance de sang noir infect. Pareillement, avait la rate par devers l'échine un peu entamée, environ deux doigts, comme si elle eut été frottée sur une pierre rude. Après cela vu lui fut ouverte et incise une cuisse, laquelle était fort noire par dehors, mais dedans la chair fut trouvée assez belle.»
Plus de quarante des autres compagnons de Cartier étaient dans une situation désespérée, lorsqu'une femme indienne indiqua à leur chef un arbre dont l'écorce devait être un remède au terrible mal, et qui, en effet, rendit bientôt aux malades «santé et guérison». «Si tous les médecins de Louvain et de Montpellier, ajoute Cartier, y eussent été avec toutes les drogues d'Alexandrie, ils n'en eussent pas tant fait en un an que ledit arbre a fait en six jours1.»
Note 1: (retour) Brief récit et succincte narration de la navigation faite en 1535 et 1536 par le capitaine Jacques Cartier, aux îles de Canada, Hochelaga, Saquenay et autres, etc.
C'est pendant ce voyage que Cartier eut pour la première fois connaissance de l'usage du tabac par les Indiens. Voici la curieuse description qu'il donne de cet usage alors totalement inconnu en France:
«Ils ont, dit-il en parlant des Indiens, une herbe de quoi ils font grand amas durant l'été pour l'hiver, laquelle ils estiment fort, et en usent les hommes seulement en la façon que s'ensuit: ils la font sécher au soleil, et la portent à leur col en une petite peau de bête au lieu de sac, avec un cornet de pierre ou bois; puis, à toute heure font poudre de ladite herbe et la mettent en l'un des bouts dudit cornet, puis mettent un charbon de feu dessus et sucent par l'autre bout, tant qu'ils s'emplissent le corps de fumée, tellement qu'elle leur sort par la bouche et par les nazilles comme par un tuyau de cheminée; et disent que cela les tient sains et chaudement, et ne vont jamais sans avoir lesdites choses. Nous avons éprouvé ladite