La Nation canadienne. Ch. Gailly de Taurines
provoquer et à encourager les grandes découvertes vers l'intérieur du continent.
Déjà Champlain avait, dès le commencement du siècle, visité et baptisé le lac auquel il a laissé son nom; il avait reconnu les lacs Ontario et Nipissing et remonté sur une grande partie de son cours la rivière des Outaouais (Ottawa). Les missionnaires avaient continué son œuvre: sur les Grands Lacs ils avaient peu à peu avancé leurs missions et découvert, une à une, ce chapelet de mers intérieures qui s'égrène jusqu'au centre de l'Amérique du Nord. En treize ans, de 1634 à 1647, dix-huit Jésuites avaient parcouru toutes ces régions. L'un d'eux, le Père de Quen, avait, en 1647 même, découvert au nord du Saint-Laurent une autre mer intérieure, un autre tributaire du grand fleuve: le lac Saint-Jean.
Mais un grand pas restait à faire, cette route de la Chine que les premiers voyageurs et Champlain lui-même avaient espéré trouver si près vers l'ouest, et qui semblait reculer à mesure qu'on la cherchait, il fallait enfin l'atteindre! Suivant le dire des Indiens, un grand fleuve, le «Père des eaux», c'est ainsi que leur imagination se plaisait à le nommer, coulait dans une vallée dont nul d'entre eux ne connaissait les limites. En marchant longtemps dans la direction du couchant on devait l'atteindre, disaient-ils; que croire de ces récits pleins de mystère et à demi fabuleux? n'était-ce pas là cette route de Chine tant cherchée?
Le gouverneur Frontenac et l'intendant Talon veulent résoudre ce grand problème. En 1673, ils chargent un coureur des bois, Jolliet, depuis longtemps au fait des coutumes et de la langue des Indiens parmi lesquels il a vécu, et un missionnaire, le Père Marquette, de se lancer à la recherche du grand et mystérieux cours d'eau. Malgré les représentations des tribus indiennes des bords du lac Michigan, qui s'efforcent de les retenir, les deux voyageurs, franchissant le court partage qui sépare le bassin de ce lac de la rivière Wisconsin, lancent leur canot sur des eaux inconnues.
En quelques jours le courant les entraîne dans l'immense artère du Mississipi; le «Père des eaux» voyait pour la première fois voguer l'esquif d'un visage pâle.
Continuant leur exploration, les hardis voyageurs visitent un à un tous les grands affluents du fleuve, et ne rentrent au Canada, pour rendre compte de leur mission, qu'après avoir reconnu le confluent du Missouri, de l'Ohio et de l'Arkansas, c'est-à-dire découvert en quelques mois la moitié du continent nord-américain!
Quelques années plus tard, en 1682, le Rouennais Cavelier de la Salle complétait leurs découvertes. Descendant le grand fleuve jusqu'à ses bouches, il constatait que ses eaux se déversent non dans le Pacifique, comme on l'avait cru et espéré, mais dans le golfe du Mexique. Il donnait en même temps à la contrée traversée par la partie méridionale de son cours le nom de Louisiane, en l'honneur du roi qui avait été personnellement le protecteur et l'inspirateur de l'expédition.
Cette route de Chine, si longtemps cherchée, demeurait toujours un mystère, mais la moitié du continent était ouverte à l'activité colonisatrice des Français.
CHAPITRE II
LA COLONISATION.
Le pays était parcouru et découvert au loin par les explorateurs; une population déjà assez nombreuse se multipliait autour de Québec, il fallait pourvoir à sa subsistance et à son avenir, défricher la forêt, favoriser la culture, mettre en un mot la colonie en état de se suffire à elle-même, et de continuer seule ses progrès.
Pour faciliter et activer les défrichements, Colbert suggéra un moyen radical et prompt:
«Étant constant, écrivait-il à l'intendant le 1er mai 1669, que la difficulté du défrichement des terres et la facilité que les Iroquois ont de venir attaquer les habitations des Français, proviennent de la quantité de bois qui se trouvent audit pays, il serait bon d'examiner si l'on ne pourrait pas brûler une bonne partie pendant l'hiver en y mettant le feu du côté du vent... et peut-être, si ce moyen est praticable, comme il le paraît, il sera aisé, en découvrant un grand pays, de défricher les terres et d'empêcher les ravages des Iroquois9.»
Note 9: (retour) Instructions pour le sieur Gaudais, 1er mai 1667. (Correspondance de Colbert, 2e part., t. III, p. 443.)
Mais il ne suffisait pas de faire place nette, il fallait livrer à la culture les terres ainsi découvertes par le feu. Pour cela, non-seulement des bras, mais des capitaux étaient nécessaires. Les convois de colons, l'arrivée des engagés, le licenciement des soldats, avaient bien augmenté la population, mais non les ressources du pays. Tous ces émigrants sortaient des classes les moins fortunées de la population française; Colbert voulut attirer au Canada les classes aisées elles-mêmes. C'est dans ce but qu'il appliqua à la colonie le système des concessions seigneuriales.
Des étendues de terre assez considérables furent, avec le titre de seigneuries, promises à tous ceux qui, nobles ou non, mais disposant de capitaux suffisants pour mettre leurs terres en valeur, voudraient aller s'établir au Canada, et cette promesse y attira en effet un grand nombre de colons appartenant à la petite noblesse et à la bourgeoisie.
C'était là une mesure économique, nullement une institution nobiliaire, et presque tous les noms des premiers seigneurs canadiens sont des noms bourgeois. Un chirurgien du Perche, Pierre Giffard, obtient la seigneurie de Beauport. Nous trouvons encore Louis Hébert, Le Chasseur, Castillon, Simon Lemaître, Cheffaut de la Regnardière, Jean Bourdon, etc.10. Les seigneurs canadiens étaient en somme, comme le fait judicieusement remarquer M. Rameau de Saint-Père, «les entrepreneurs du peuplement d'un territoire». Sur la vaste étendue qui leur avait été concédée, ils appelaient eux-mêmes des colons, et leur intérêt particulier se trouvait ainsi d'accord avec l'intérêt général.
Note 10: (retour) Ces seigneuries avaient été concédées avant Colbert. Il n'inventa pas le système, mais le perfectionna et l'étendit.
Si la noblesse n'était pas une condition nécessaire pour obtenir une seigneurie, elle pouvait par contre devenir la récompense du zèle déployé dans la culture et dans la mise en valeur des terres, et nous trouvons au Canada plusieurs exemples de ces anoblissements11. Les motifs invoqués dans les lettres de noblesse accordées entre autres au sieur Aubert en 1693 sont: «les avantages qu'il a procurés au commerce du Canada, depuis l'année 1655 qu'il y est établi..., qu'il a même employé des sommes très considérables pour le bien et l'augmentation de la colonie, et particulièrement pour le défrichement et la culture d'une grande étendue de terres en divers établissements séparés, et la construction de plusieurs belles maisons et autres édifices12...».
Note 11: (retour) : On peut citer les Boucher de Boucherville, les Le Moyne, les Aubert de Gaspé, familles encore honorablement représentées au Canada.
Note 12: (retour) Lettres d'anoblissement du sieur Aubert de la Chesnaie, citées par Casgrain, Biographies canadiennes.
L'intendant Talon avait même proposé de récompenser ces services coloniaux, non seulement par des lettres de noblesse, mais, pour les hommes les plus marquants et les plus dignes, par des titres. Il écrivait à Colbert en 1667: «Afin de concourir par les faits aussi bien que par les conseils à la colonisation du Canada, j'ai donné moi-même