La Nation canadienne. Ch. Gailly de Taurines
cette restriction n'était-elle imposée que pour ne pas nuire par excès de zèle au but qu'on se proposait et éloigner les Français d'aller s'établir dans une colonie à laquelle on aurait donné la réputation d'un lieu d'exil dont on ne pouvait sortir. (Ibid.)
On sait qu'au dix-septième et au dix-huitième siècle, tout soldat portait un sobriquet sous lequel seul il était connu et désigné de ses chefs. Sobriquet tiré soit de ses qualités physiques ou morales, soit des occasions de guerre dans lesquelles il s'était trouvé. Souvent aussi c'était un nom de fleur, ou celui d'une vertu civile ou guerrière. C'étaient: Va de bon cœur, Jolicœur, Brin d'amour, la Force, la Rencontre, la Déroute (ce qui signifiait sans doute que l'aspect seul de celui qui portait ce surnom suffisait pour mettre l'ennemi en fuite). C'étaient encore: La Fleur, la Tulipe, la Liberté.
Tous ces noms restent communs au Canada, et tous ceux qui les portent peuvent, à bon droit, se vanter d'être les descendants des héros du Raab et de Saint-Gothard, de ces hommes dont le grand vizir Achmet-Kopröli avait osé dire avant la bataille, en voyant de loin les manchettes de dentelle et les rubans des officiers: «Quelle est cette troupe de femmes!» mais dont il se repentit sans doute d'avoir méconnu la valeur lorsqu'il vit son armée par eux mise en déroute.
Outre les convois d'émigrants envoyés en bloc, outre le licenciement des troupes, Colbert pourvut encore à l'accroissement de la population par l'institution des «engagés».
Les engagés étaient une classe de colons toute spéciale. Recrutés dans les classes les plus pauvres de la population de France, ils s'obligeaient à servir trois ans dans les colonies comme ouvriers ou serviteurs; leur salaire était fixé par les ordonnances. Ils aliénaient en somme leur liberté pour cette période de trois ans; aussi étaient-ils désignés sous le nom de «trente-six mois».
Pour multiplier leur nombre, il fut arrêté qu'aucun navire marchand ne pourrait mettre à la voile vers l'Amérique dans les ports français, sans que le capitaine ait justifié qu'il emmenait à son bord un nombre d'engagés proportionné au tonnage de son navire. C'étaient trois engagés pour un navire de 60 tonneaux, six pour un navire de 100 tonneaux, etc. Le capitaine devait pourvoir à leur nourriture pendant la traversée, puis, arrivant à destination, les cédait, moyennant le remboursement de ses frais, aux colons qui avaient besoin de leurs bras.
Pour qu'il fût bien couvert de ses déboursés, il fallait qu'il pût retirer en moyenne 130 livres de chaque engagé; mais souvent la demande était au-dessous de l'offre, et à diverses époques les capitaines demandèrent d'être déchargés de cette obligation, ce qui leur fut accordé plusieurs fois, entre autres en 1706, en 1721 et 1744, à cause des événements de guerre.
Ainsi, grands convois de colons, troupes licenciées, engagés, telle est la triple origine du premier fonds de la population coloniale.
Mais pour qu'elle pût s'accroître, il fallait autre chose, et Colbert prit soin de pourvoir à l'établissement matrimonial de ces émigrants de toute classe.
Par une propagande active, il encouragea l'émigration féminine, comme il avait encouragé l'émigration masculine. Suivant ses ordres, des jeunes filles furent choisies parmi les orphelines de Paris, élevées dans les établissements hospitaliers. Beaucoup d'entre elles sollicitèrent ce choix comme une faveur.
Mais bientôt, sur l'observation du gouverneur que ces jeunes Parisiennes n'étaient pas d'une constitution assez robuste pour résister aux durs travaux de défrichement auxquels devaient s'adonner les colons, d'autres furent recherchées dans les campagnes de la province par les soins des évêques et particulièrement de l'archevêque de Rouen. Pendant plusieurs années on voit ainsi faire voile vers l'Amérique des convois de 150 à 200 jeunes filles, attendues par des fiancés impatients mais inconnus.
Ces mariages, il faut bien l'avouer, étaient traités un peu militairement. On ne laissait pas traîner les fiançailles en longueur. Quinze jours après l'arrivée du convoi il fallait que toutes les jeunes filles fussent mariées. Pour faciliter cette rapidité et engager les soldats à se presser dans leurs choix, il avait été décidé que tous ceux qui dans ce délai de quinze jours n'auraient pas pris femme seraient privés des profits qu'il leur était permis de tirer de la traite des fourrures: tout congé pour cette traite était refusé au célibataire endurci5.
Note 5: (retour) «Vous avez fort bien fait de faire ordonner que les volontaires seraient privés de la traite et de la chasse s'ils ne se mariaient quinze jours après l'arrivée des vaisseaux qui apportent les filles.» (Lettre de Colbert à Talon, 11 février 1671.)
Nous trouvons encore dans un rapport adressé à Colbert d'intéressants détails sur l'établissement de ces jeunes émigrantes. Ils nous montrent le soin qu'on prenait de leur choix et de leur conduite: «Il est arrivé cette année, écrit en 1670 l'intendant Talon, 165 filles. Trente seulement restent à marier. Je les ai réparties dans les familles les plus recommandables, jusqu'à ce que les soldats qui les demandent en mariage soient prêts à s'établir; on leur fait présent en les mariant de 50 livres en provisions de toutes natures et en effets. Il faudrait encore que Sa Majesté en envoyât 150 à 200 pour l'an prochain. Trois ou quatre jeunes filles de naissance trouveraient aussi à épouser ici des officiers qui se sont établis dans le pays.
«Mme Étienne, chargée par le directeur de l'hôpital général de la direction des jeunes filles qu'il envoie, retourne en France pour ramener celles que l'on enverra cette année. Il faudrait fortement recommander que l'on choisît des filles qui n'aient aucune difformité naturelle, ni un extérieur repoussant, mais qui fussent fortes afin de pouvoir travailler dans ce pays, et aussi qu'elles eussent de l'aptitude à quelque ouvrage manuel6.»
Note 6: (retour) Dépêche du 10 novembre 1670.
Le choix de ces jeunes filles était sévère, on le voit, tant au point de vue moral qu'au point de vue physique. Colbert veillait avec soin à ce que parmi les personnes choisies il ne s'en trouvât aucune dont les mœurs eussent pu devenir, pour la colonie naissante, une cause de corruption et de décadence plutôt que d'accroissement.
Charlevoix, historien de la Nouvelle-France, presque contemporain et témoin de ces événements, a lui aussi rendu ce témoignage de la pureté des origines de la population canadienne: «On avait apporté, dit-il, une très grande attention au choix de ceux qui s'étaient présentés pour aller s'établir dans la Nouvelle-France... Quant aux filles qu'on y envoyait pour les marier avec les nouveaux habitants, on eut toujours soin de s'assurer de leur conduite avant que de les embarquer, et celle qu'on leur a vue tenir dans le pays est une preuve qu'on y avait réussi7.»
Note 7: (retour) Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France.
Telles étaient les mesures par lesquelles Colbert favorisait le peuplement de la colonie. Il avait envoyé comme intendant à Québec un homme qui partageait ses vues, et qu'on peut considérer comme le véritable organisateur du Canada, l'intendant Talon. C'est lui qui, sur place, fut l'agent intelligent et fidèle des grandes vues du ministre et sut s'acquitter de l'exécution du détail avec autant de talent que celui-ci mettait de génie dans la conception du plan.
Grâce à la coopération de ces deux hommes, l'un la tête, l'autre le bras, l'impulsion donnée au peuplement du Canada fut si vigoureuse que de 1665 à 1668 la colonie, en trois ans, gagna 3,500 âmes, plus qu'elle n'en avait, en soixante ans, gagné depuis sa fondation8!
Note 8: (retour)