La Nation canadienne. Ch. Gailly de Taurines
de la belle saison, s'empressa de quitter les eaux du Saint-Laurent et ne laissa sur ses rives aucun établissement durable.
Il fallut aux fondateurs de colonies un cœur fortement trempé, une triple cuirasse d'airain, comme dit Horace, pour aborder ces pays sauvages et tenter, au milieu des privations et des dangers, de s'y créer de nouvelles patries. Ils obéissaient à cette force invincible qui fait marcher les peuples vers de mystérieuses destinées; le nouveau continent était ouvert à l'Europe, ils allaient le conquérir pour elle.
Commencée au seizième siècle, cette conquête est de nos jours à peu près définitivement achevée; les plus habiles, les plus entreprenants et les plus forts en ont eu la plus grosse part. Nos grands hommes d'État en avaient compris l'importance: François Ier l'avait pressentie et avait lancé partout les marins français à la découverte de nouvelles terres. Henri IV avait commencé notre empire colonial, et c'est aux grandes vues de cet homme de génie qu'est dû le premier projet de créer sur les rives du Saint-Laurent une colonie permanente. Québec lui doit sa naissance.
C'est par ses ordres directs et contre l'avis, bien aveugle cette fois, avouons-le, du sage Sully, que dans l'été de l'année 1608, le navigateur saintongeais, Samuel de Champlain, remontait les rives solitaires du Saint-Laurent, examinant la côte, cherchant sur quel point il pourrait débarquer avec ses hommes pour établir la colonie qu'il avait mission de fonder.
Par une belle journée de soleil, le 3 juillet, il arrivait en vue d'un promontoire «couvert de noyers et de vignes sauvages» qui dominait au loin un coude majestueux du grand fleuve. C'était «la pointe de Québec, ainsi appelée des sauvages», comme il le rapporte lui-même.
Séduit par l'aspect grandiose de la nature et par la fertilité du sol, il résolut de s'arrêter là. Aussitôt débarqué, dans une modeste maison de bois il établit ses hommes; telles sont les humbles origines de la grande ville de Québec. Elle fut bien longtemps avant de devenir une cité et ce n'est qu'en 1621 que le premier édifice en pierre, une église, fut construit par les soins des missionnaires récollets.
Malgré la vigoureuse impulsion donnée par Richelieu au mouvement colonial, malgré tous les encouragements et tous les soins dont il entoura particulièrement la colonie naissante du Canada, elle était bien faible encore en 1642. Québec n'était alors qu' «un petit fort environné de quelques méchantes maisons donnant abri à de rares colons»; Montréal, où une société de personnes pieuses venait de fonder une mission, «deux ou trois cabanes»2, Trois-Rivières et Tadoussac, deux petits postes pour la traite des fourrures; et tout cela perdu sur un continent sans limites, la porte de ces pauvres demeures s'ouvrant sur un désert de huit cents lieues!
Note 2: (retour) Les fondateurs de cette mission lui avaient donné le nom de Ville-Marie. Celui de Mont-Royal ou Montréal lui est antérieur et avait été donné à cet endroit par Cartier lui-même en 1535, bien avant qu'aucun établissement y fût fondé. S'étant rendu au village indien d'Hochelaga, il fut conduit par le chef de ce village au sommet d'une montagne qui était à un quart de lieue de distance. De là il découvrit un pays sans bornes. Enchanté de la vue magnifique qu'il avait devant lui, il donna à cette montagne le nom de Mont-Royal, nom qu'elle a conservé et qui s'est étendu à la ville qui se trouve aujourd'hui à ses pieds.
Certes, quiconque eût vu le Canada en 1642 eût souri d'incrédulité si on lui eût parlé de sa grandeur future. Quelques colons et quelques cabanes, sont-ce là les prémisses d'une nation? Et cependant, c'est bien de ces germes humains, si chétifs et si débiles, pauvres graines jetées par le vent du destin dans l'immensité d'un continent, que devait sortir, après deux cents ans de germination et de croissance, la forte nation que nous voyons aujourd'hui prospérer et grandir.
L'impulsion dont la colonie avait besoin, c'est Colbert qui la lui donna, et c'est lui qu'on peut considérer comme le véritable fondateur du Canada.
La politique qu'il suivit mérite d'être exposée avec quelques détails puisqu'elle a été, pour ainsi dire, la cause première des résultats que nous voyons aujourd'hui. Nous étudierons donc successivement les mesures par lesquelles Colbert pourvut au peuplement de la colonie, à la découverte des vastes régions qui l'entouraient, et à la mise en culture de son territoire.
Le peuplement est le premier besoin d'une colonie. Les diverses compagnies auxquelles Richelieu avait accordé, en échange de l'obligation d'amener des colons au Canada, le droit d'exploiter le riche et productif commerce de ses fourrures, avaient trop oublié leurs devoirs pour ne penser qu'à leurs intérêts. Les clauses des contrats, qui les obligeaient à emmener dans chacun de leurs navires un certain nombre d'émigrants, étaient demeurées à peu près lettres mortes, et nous avons dit plus haut combien était faible encore, au milieu du dix-septième siècle, le nombre des habitants de Québec.
Aussi Colbert dut-il prendre d'énergiques mesures pour provoquer tout d'un coup dans la métropole un vigoureux courant d'émigration.
Par ses ordres, les fonctionnaires civils et les autorités religieuses, les évêques, les intendants, sont chargés de rechercher, dans l'étendue des diocèses et des provinces, les personnes des deux sexes désireuses de s'établir au Canada.
Cette propagande produisit un grand effet; dès 1663, ce ne sont plus quelques émigrants isolés, ce sont de vrais convois qui quittent les côtes de France et font voile vers Québec. En cette année, trois cent cinquante émigrants sont en une seule fois embarqués à la Rochelle3, et des convois semblables se succèdent d'année en année durant toute l'administration de Colbert.
Note 3: (retour) Voy. Rameau, Acadiens et Canadiens, 2e part., p. 23.
En 1667, enfin, un régiment entier, fort de vingt compagnies, le régiment de Carignan-Salières, débarque à Québec et porte l'ensemble de la population à plus de 4,000 âmes. C'est alors vraiment que le Canada est créé et commence à devenir non plus un poste de traite, ni une mission, mais une colonie.
Le régiment de Carignan, dont M. de Salières était colonel, rentrait à peine de cette campagne de Hongrie, où le maréchal de La Feuillade, le comte de Coligny et les troupes françaises avaient apporté à l'Empereur, contre l'invasion des Turcs, un secours si puissant et si opportun.
Ce régiment tout entier reçut au Canada la récompense de ses services.
A mesure qu'ils obtenaient leur congé, officiers et soldats recevaient des terres. Les officiers, presque tous gentilshommes, prenaient naturellement pour censitaires les hommes qui avaient servi dans leurs compagnies. C'est ainsi que l'on forma, tout le long de la rivière Richelieu, au sud de Montréal, sur la frontière la plus exposée aux attaques des Iroquois, une sorte de colonie militaire qui, tout en concourant au progrès de la culture et du peuplement, servait en même temps comme de rempart contre un ennemi toujours en éveil, toujours prêt à s'élancer pour dévaster le pays4.
Note 4: (retour) Le retour en France des officiers licenciés au Canada était fort mal vu du ministre: «Il s'est présenté ici, écrit Colbert à l'intendant, quelques officiers des troupes qui sont restées en Canada; et comme il importe au service du Roi qu'ils s'établissent audit pays, et qu'ils servent d'exemple à leurs soldats, il est bien nécessaire que vous empèchiez qu'à l'avenir ces officiers ne repassent en France, leur faisant connaître que le véritable moyen de mériter les grâces de Sa Majesté est de demeurer fixes et d'exciter fortement tous leurs soldats à travailler au défrichement et à la culture des terres.» (Correspondance de Colbert, publiée par P. Clément, 2e partie, tome III.)
Non seulement le retour des officiers