Pie IX et Victor-Emmanuel: Histoire contemporaine de l'Italie (1846-1878). Jules Zeller
n’étaient pas là, se retourne vers les résidents étrangers: «Vous voyez, dit-il, je suis seul,» et il donne l’ordre d’appeler Galetti pour former un ministère. Le ministère fut composé, en effet, selon le vœu de la manifestation, de Galetti, ancien conspirateur gracié, qui faisait parti de la police sous Rossi, de Sterbini, l’orateur du cercle populaire ou du café des Beaux-Arts, d’où partaient tous les mots d’ordre des manifestations, et de Mamiani, l’ancien ministre. Le nouveau pouvoir promettait la guerre et une constituante italienne chargée de rédiger un traité d’union fédérale.
Mais le sang de Rossi et l’émeute de la veille avaient tout entaché aux yeux de la conscience de Pie IX. La révolution était maintenant sanglante devant lui; il n’écoutait plus que ceux qui, dès les premiers jours, entravant sa généreuse initiative, l’avaient peut-être mis dans la situation où il se trouvait. Il laissa libres dans leur action le nouveau ministère, avec lequel il vit, ainsi qu’il le dit à Mamiani, qu’il ne serait jamais d’accord, et le parlement que quelques membres accusaient de voter sous la pression des tribunes; il ne songea plus qu’à fuir. Avant de céder, Pie IX avait pris à témoin les ambassadeurs présents qu’il n’était plus libre et dès lors plus responsable des actes qu’on pouvait commettre en son nom. Les ambassadeurs des puissances catholiques l’engageaient donc à se soustraire à une situation désormais sans issue. L’ambassadeur de Bavière, le comte Spaur, qui agissait aussi pour le compte de l’Autriche, l’y poussait surtout. Le gouvernement républicain français, avisé par le marquis d’Harcourt, préparait déjà sous Cavaignac et Bastide (fin novembre) une petite escadre et trois mille hommes pour Civita-Vecchia, afin de veiller aux événements et au besoin de recevoir le pontife; il n’eût pas été fâché de soustraire le pape à la réaction , en lui offrant la France pour asile, comme l’ambassadeur d’Espagne lui offrait les Baléares. Mais, le 24 au soir, tandis que l’ambassadeur de Bavière se présentait au Quirinal pour parler à Sa Sainteté, la comtesse Spaur, sa femme, une Italienne de naissance, prit dans sa voiture, par une porte dérobée, le pontife habillé en simple prêtre, traversa la ville avec lui, et le mit sur la route de Gaëte. Pie IX demandait un asile pour la papauté fugitive à Ferdinand II, le plus dévoué des souverains de la péninsule à la politique autrichienne.
Cette fuite était déjà de nature à exercer une grande influence sur les affaires italiennes. Des événements non moins importants pour elles s’accomplissaient en Europe le 2 décembre. En Autriche, l’empereur Ferdinand II abdiquait pour laisser libre carrière, sous son jeune successeur François-Joseph, à la politique plus résolue du prince de Schwarzenberg, qu’on avait surnommé par avance le feld-diplomate, et, en France, le suffrage universel appelait à la présidence de la république, à la place du général Cavaignac, le prince Louis-Napoléon Bonaparte. Si la fuite du pape sous la protection de l’Autriche livrait Rome à la révolution, les deux nouveaux personnages paraissaient plus disposés, quoique à des degrés différents, à incliner à la réaction. Les conséquences de la fuite du pape furent les premières sensibles.
De Gaëte, Pie IX avait écrit qu’il ne renonçait point à ses droits et nommé par deux fois une commission exécutive qui refusa de se charger du gouvernement. Le ministère romain, pénétré de la gravité de la situation, «et pour essayer tous les moyens de conciliation avec le souverain en rentrant dans la vérité du régime constitutionnel,» envoya une députation des chambres et de la commune à Gaëte. Elle était chargée de supplier le saint-père ou de rentrer dans ses États ou de nommer une régence qui choisirait un ministère; les députés ne furent pas admis sur le territoire napolitain. La nouvelle de l’injure faite à sa députation frappa le ministère d’impuissance. Le 8 décembre, une manifestation eut lieu pour demander la déchéance du pape et la formation d’un gouvernement provisoire. Les représentants nommèrent le prince Corsini, sénateur de Rome, Zucchini, sénateur de Bologne, et Camerata, gonfalonier d’Ancône; puis ils investirent du pouvoir exécutif une junte provisoire qui devait exercer son mandat «dans les termes des statuts». Cet évènement entraîna également le ministère du roi Charles-Albert qui, de retour en Piémont avec une armée découragée, des finances délabrées, avait eu déjà beaucoup de peine à soutenir le ministère Pinelli contre un parlement dominé par les exaltés. Le 15 décembre, Gioberti et Ratazzi prirent les portefeuilles les plus importants d’un nouveau cabinet en adoptant pour programme «l’absolue indépendance de la péninsule et la Constituante italienne,»
Comment un ministre du roi de Piémont pouvait-il cependant consentir à une Constituante italienne qui avait été inspirée dans la remuante Gênes par Mazzini, comme elle avait été inspirée en Toscane par Guerrazzi et à Rome par Sterbini? De Gaëte, le pape s’adressait déjà, pour se faire restaurer dans son pouvoir, aux puissances catholiques et posait devant elles, à côté de la question politique, une question religieuse. Gioberti, confiant néanmoins dans les idées que d’autres temps lui avaient inspirées, dépêcha deux envoyés, l’un au pape, l’autre au gouvernement provisoire romain. Il conjura le premier de se fier à l’intervention, aux armes des princes ou États italiens, pour retrouver encore à Rome une position digne de lui, et il lui offrit un refuge en Sardaigne; au second, comptant sur la communauté de conceptions qu’il avait eue jadis avec Mamiani, il conseilla de faire dans la Constituante italienne une place au représentant du Saint-Siège, pour l’indépendance et l’union communes; rêves d’autrefois, qui ne pouvaient plus tenir devant les faits!
Le pape déclina à Gaëte l’offre de Gioberti, le 28 décembre; il écrivit à l’empereur d’Autriche, au président de la République française, et il protesta, par l’intermédiaire d’Antonelli, cardinal, contre le Gouvernement provisoire romain et contre l’élection à une Constituante italienne.
A Rome, Mamiani n’était plus le maître. Le nombre des exilés et des fugitifs de la Lombardie et du reste de l’Italie y augmentait tous les jours. Le célèbre et audacieux partisan, Garibaldi, qui avait tenu quelque temps près du lac de Côme, après la défaite de Custozza, venait d’y arriver. Le parti modéré était débordé ; il ne pouvait plus tenir entre le pape fugitif et les radicaux maîtres du terrain. Radicaux toscans et radicaux romains s’entendaient contre une intervention de Charles-Albert. On demandait de toute part l’élection d’une Constituante. Mamiani essaya encore de résister, et d’obtenir l’éloignement des agitateurs étrangers; on l’accusa d’albertisme; il fut impuissant et donna sa démission, ainsi que Zucchini. Galetti, toujours prêt à tout faire, Sterbini, qui allait toujours de l’avant, Armellini, vieillard septuagénaire, prirent le Gouvernement le 20 décembre; le 26, le parlement convoqua les citoyens romains au suffrage universel pour élire une Constituante romaine, et il se déclara dissous.
Rome avait suivi jusque ici l’initiative de la Toscane; elle la lui donna maintenant. En dépit de l’excommunication lancée d’avance par le pape contre les électeurs qui prendraient part à l’élection et contre les représentants élus, le ministère romain et la junte provisoire s’occupaient d’organiser le suffrage universel. Florence ne voulut point rester en arrière; le doux Montanelli s’était adjoint au ministère le fougueux Livournais Guerrazzi; tous deux croyaient encore défendre le grand-duc, même en voulant la Constituante et la guerre. Ils annoncèrent, le 8 janvier, la convocation d’une Constituante toscane, et proposèrent une loi pour l’élection des députés qui devaient être envoyés à la Constituante italienne. Une nouvelle idée cependant se faisait jour sous couleur de Constituante: c’était l’union des deux villes sœurs, Rome et Florence, au centre de l’Italie, contre les deux monarchies de Turin et de Naples. Florence dans l’entraînement général se sacrifiait à Rome. Montanelli était alors si peu maître de lui, qu’il refusait les avances de son ancien ami Gioberti pour l’entrée du Piémont dans l’union générale. Dans les États romains, trois cent quarante-trois mille votes, sur une population de deux millions huit cent mille âmes, répondirent à l’appel du Gouvernement provisoire romain; le parti populaire seul était descendu dans l’arène. Cent quarante-quatre députés se réunirent ainsi le 6 février 1849 à Rome; Galetti fut élu président de la nouvelle assemblée toute démocratique.
Déjà Garibaldi et le prince de Canino criaient: Vive la République!