Pie IX et Victor-Emmanuel: Histoire contemporaine de l'Italie (1846-1878). Jules Zeller
de l’étranger renaissait plus vive. Le 5 décembre 1846, déjà, les Apennins étaient éclairés par des feux nocturnes d’un bout à l’autre de l’Italie, de Gênes à Tarente. Le vieux cri national: «hors les barbares, fuori i barbari», était souvent affiché sur les murailles, ou poussé dans des réunions politiques. Les premiers pas étaient faits à peine, et l’on voyait apparaître d’une façon fantastique le but suprême à l’imagination du peuple le plus impressionnable de l’Europe.
Il faut reconnaître que, en se posant à Rome, la question des réformes rencontrait plus de difficultés que dans les autres États de la Péninsule. Elle avait devant elle non-seulement l’autorité absolue, pratiquée jusqu’alors par le prince romain au temporel, mais l’autorité spirituelle exercée dans l’Église par le chef d’une grande religion. Et là, la confusion même des deux pouvoirs, de l’État et de l’Église, dans. l’administration, était si grande, si ancienne, qu’il était particulièrement ardu et délicat de les démêler. Les encouragements ne manquaient pas. Le roi des Français, Louis-Philippe, saluait le commencement d’un grand pontificat. Le Sultan, les républiques américaines, complimentaient le successeur de l’Apôtre. Le père Ventura, un théatin, connu depuis 1840 pour ses prédications libérales, s’écriait: «Dans la société moderne, le despotisme c’est l’élément païen, la liberté voilà l’élément chrétien!» et il essayait de pousser le clergé catholique même dans les rangs de la démocratie. Pie IX, effrayé de l’entraînement qu’il n’avait prévu ni si grand, ni si général, hésitait; et il était à craindre, quand les jours étaient des années, que les imaginations italiennes n’eussent le temps de s’emporter. Il fallut quelques troubles à Bologne et à Ferrare, au sujet de la rareté des grains, pour décider le pape à organiser la garde nationale, dans ces deux villes seulement. Inépuisable dans sa charité et ami des lumières, il secourait les populations pauvres de Rome, en proie à un long hiver, et ordonnait la restauration de l’université de Bologne. Le 23 décembre, dans son encyclique, la religion parlait un langage dont la grave mansuétude et l’onctueuse douceur allaient droit au cœur des hommes du siècle; mais on lui demandait plus que des paroles. Il ne pouvait sortir sans rencontrer une foule ivre de joie qui lui criait par soixante mille bouches: «Courage, Saint-Père, fiez-vous à votre peuple», et qui faisait entendre l’hymne composé et chanté en son honneur.
A la fin de l’année 1846, l’ambassadeur Rossi écrivait à Guizot: «Il n’y a encore rien de fait .» «L’ancien gouvernement,» disait M. Farini, «est condamné, mais on n’a pas encore jeté les bases du nouveau.» En effet, les commissions nommées pour la réorganisation de l’armée, la création d’établissements agricoles, l’augmentation des écoles primaires, n’avaient encore rien fait; on n’avait qu’une modification provisoire et tout à fait incomplète dans l’organisation des tribunaux. Le 14 avril 1847 seulement, c’est-à-dire après dix mois de règne, le pape annonçait l’intention de choisir les plus notables habitants des provinces pour en former une consulte d’État chargée de concourir avec lui à l’élaboration des lois de l’État. Le 15 mai, à grand’peine, il réglait la presse, soumise à une censure plus douce; le 31, il promettait seulement la formation de la garde civique et l’établissement à Rome d’un sénat chargé de l’administration communale. On parlait d’une union douanière qui pouvait mener à une alliance politique entre le Saint-Siège, la Toscane et la Sardaigne. Rien n’était plus nécessaire dans un pays où il y avait sept droits de douanes à payer de Bologne à Lucques, et où, par conséquent, florissait la contrebande. Mais rien n’aboutissait. Tout un ensemble d’intérêts, d’abus, de préjugés, qui avaient pour eux la sanction du temps, toute une armée de fonctionnaires de tous degrés, qui combattaient pour leur position, et que Pie IX n’avait pas le courage de frapper, défendaient le terrain pied à pied avec une redoutable persévérance.
On pouvait apercevoir déjà, au milieu de 1847, les dangers de la situation. L’ambassadeur français, M. Rossi, tout en ménageant l’Autriche, poussait le pape à déterminer nettement la portée de ses réformes, à les faire à temps et non à se les laisser arracher, pour pouvoir gouverner la révolution, la conduire, la fermer ou, s’il le fallait, lui résister avec vigueur ; à ce prix, il lui promit l’appui du gouvernement français. D’autre part, à Vienne, le ministre toujours tout-puissant du gouvernement autrichien, prince de Metternich, retenait tant qu’il pouvait le mouvement; il avertissait les souverains italiens par ses ambassadeurs, en leur rappelant l’expression dont s’était servi le congrès de Vienne: «L’Italie n’est qu’une expression géographique». «Sous prétexte de réformes administratives on visait,» disait-il, «à une fusion des États italiens en un seul corps politique, à la création d’une république;» il conjurait le grand-duc de Toscane de ne pas établir de garde civique chez lui, s’il n’y voulait voir les troupes autrichiennes; il disait à l’ambassadeur d’Angleterre: «L’empereur, mon maître, est résolu à ne point perdre ses possessions italiennes ,» et il augmentait ses troupes dans le Lombard-Vénitien. D’italienne, la question allait-elle devenir européenne?
Il n’en fallait pas tant pour exciter les passions. Les congrès scientifiques, depuis quelque temps fréquents en Italie, devenaient politiques; c’étaient, dit Farini, de «vrais leviers de révolution». Dans le clergé même, le père Ventura, qui saisissait toutes les occasions de prêter au pape le secours de sa puissante parole, s’écriait: «Si l’Église ne marche pas avec les peuples, les peuples ne s’arrêteront pas, mais ils marcheront sans l’Église, hors de l’Église, contre l’Église.» Les manifestations, devenues plus fréquentes à Rome par l’arrivée des exilés, et organisées d’ordinaire par un certain Cicervacchio, cocher et batelier, qui était devenu une sorte de personnage, prenaient un nouveau caractère. Elles n’étaient plus l’expression instantanée, vive et naturelle de l’opinion publique. Enthousiastes et bruyantes, quand le Saint-Père avait fait quelque chose, elles étaient froides, presque menaçantes quand on le soupçonnait de s’arrêter devant les résistances des Grégoriens. C’était un moyen de peser sur le Saint-Siège et de l’entraîner. Ainsi, le 14 juin, le pape préludait à l’exécution de la promesse qu’il avait faite au sujet de la consulte d’État, en nommant un conseil des ministres à la tète duquel était le cardinal libéral Gizzi. Le lendemain 15, une manifestation fut organisée par Cicervacchio, du Forum, en traversant le Capitole, au Quirinal. On pouvait y démêler un certain ordre militaire, chaque quartier (rione) étant rangé sous son capitaine (capo di popolo), avec gonfanon et tambour. Le prince de Metternich adressa à ce sujet une première note assez sévère au gouvernement pontifical, et le cardinal Gizzi, le lendemain, interdit le retour de ces dimostrazioni in piazza, qui menaçaient la sécurité publique et la liberté du Saint-Père.
Le cabinet de Vienne n’était pas sans pressentir, derrière les réformes, les constitutions, et, derrière les constitutions, le désir de l’indépendance. «Je ne doute pas,» écrivait M. de Metternich au comte d’Appony, ambassadeur à Rome, «des bonnes intentions du Saint-Père; mais pourra-t-il ne faire que ce qu’il veut, et les révolutionnaires ne tireront-ils pas un parti funeste de réformes bonnes en elles-mêmes? » La première intervention officiellement diplomatique de la cour de Vienne au Vatican ne fit qu’enflammer davantage les esprits. Les partisans de l’ancien régime menaçaient de l’entrée des Autrichiens, les Romains prenaient peur. Leur désir de s’armer, celui d’avoir au moins la garde nationale promise (guardia civica), devenait d’autant plus ardent.
Les chefs de l’aristocratie libérale, les Borghèse, les Rospigliosi, les Aldobrandini, envoyés en députation, demandèrent au pape, au commencement de juillet, l’armement des bourgeois, la réunion de la consulte d’État, la liberté des municipalités, l’éloignement des rétrogrades. Le 5 juillet, Pie IX accorda la garde nationale, au grand mécontentement du cardinal Gizzi, qui donna sa démission. Le pape appela à le remplacer le cardinal Gabriel Ferretti, plus résolu, qui prit conseil de son frère Pierre, précédemment exile comme libéral. Mais, à quelques jours de là, le 15, comme on préparait une fête commémorative de l’amnistie, le bruit se répand d’une conspiration contre Pie IX. Cicervacchio apparaît, le peuple descend dans la rue, la garde