Pie IX et Victor-Emmanuel: Histoire contemporaine de l'Italie (1846-1878). Jules Zeller
et le sénat romain, avec son président Corsini, ils ne parvinrent pas à faire adopter un seul de leurs projets; et les ministres laïques que le pape admit dans son conseil, dès le 18 décembre, n’eurent guère plus d’influence. Ces conflits ranimèrent, au grand détriment de la cause commune, la vieille lutte entre l’esprit laïque et l’esprit sacerdotal, l’État et l’Église, avec toutes ses passions et ses excès. Gioberti, dont le livre sur la papauté avait précédemment tenté de réconcilier l’Italie avec le Saint-Siège, chercha dans un nouveau livre, à propos des Jésuites, à détourner les rancunes et les colères de l’Italie libérale et révolutionnaire sur cet ordre célèbre, tout-puissant sous Grégoire XVI à Rome, en Italie, en Piémont et en Autriche. Le nom de Gioberti se trouva alors mis dans les manifestations populaires à Gênes, même à Rome, à côté ou à la place de celui de Pie IX. Les exaltés ne demandaient plus seulement au pape d’être le chef de la confédération italienne, mais de se mettre, comme un nouvel Alexandre III, un nouveau Jules II, à la tête du mouvement national contre l’étranger, les barbares. Au lieu d’une primatie pacifique, c’était une initiative guerrière qu’on attendait de lui.
Alarmé des proportions que prenait le mouvement qu’il ne pouvait retenir, découragé par l’accord de l’Autriche et de la France qui voulaient le maintien des traités de 1815, bien qu’elles ne fussent pas aussi unanimes sur les concessions à faire au parti libéral, plus effrayé encore par le rôle que voulait maintenant lui imposer la foule, Pie IX commençait à être plus disposé à reculer qu’à avancer. Il n’avait pas le tempérament des prédécesseurs qu’on lui proposait pour modèle, et, certes, le dix-neuvième siècle ne comportait guère dans un pape ce qu’expliquent le douzième et le seizième. C’était en effet un homme bon, doux, pieux, sensible à la gloire, susceptible d’exaltation, capable de comprendre mais non de trouver, et peu fait pour la politique et pour l’action, prompt à se laisser entraîner quand les choses semblaient faciles ou lui plaisaient, mais impossible à remuer quand un obstacle se présentait au dehors ou dans sa conscience. Il est probable que le siècle eût retourné contre lui le rôle d’un pape guerrier s’il eût été d’humeur à le prendre. Le rôle de calife des souverains et des masses italiennes ne le tentait pas. Aux premiers jours de janvier de l’année 1848 on put s’apercevoir que Pie IX n’inspirait plus aux passions, de plus en plus ardentes, la même confiance. Il habitait toujours au Quirinal et non au Vatican depuis son avènement, c’est-à-dire plutôt au palais du gouvernement temporel qu’à celui du pontife. Le peuple qui arrivait de la Piazza del popolo pour le fêter, le 5, vit le palais gardé et s’en retourna mécontent, con malhumore. Le prince Corsini vint de la part du peuple en demander la raison et peut-être raison. Le lendemain, Pie IX sortit en voiture pour donner au peuple romain une preuve de confiance, et se rendit au Corso faire sattisfazione. La foule afflua joyeuse; Cicervacchio monta avec une bannière derrière une des voitures pontificales. Ce fut le dernier jour d’entente entre le pape en proie à l’inquiétude, aux scrupules, et le peuple mécontent qui l’accusait de retomber entre les mains de quelques rétrogrades, des birboni.
Ce qu’il y avait de plus périlleux, c’est que, en devenant national, le mouvement atteignait déjà Naples, où régnait Ferdinand II, souverain tout dévoué à l’Autriche, et le Lombard-Vénitien, où l’archiduc d’Autriche Reynier était vice-roi. Malgré l’intensité que prenaient les sentiments d’indépendance, on accusait les Italiens de mettre plus d’appareils de fête que de sérieux dans leurs démonstrations, et de prendre des chansons et des cris de joie pour des actes héroïques. Déjà, dans l’impatience générale, le parti libéral et modéré, à Rome et ailleurs, accusait ou l’entêtement sacerdotal, ou la timidité des princes; il se tenait à l’écart, et se résignait, au besoin, à une catastrophe dont il ne serait pas le plus à plaindre. Les chefs des radicaux, révolutionnaires ardents et résolus, prenaient la place désertée par le pape et par les libéraux, et les masses les suivaient avec l’empressement qu’elles avaient d’abord témoigné au chef de l’Église et aux constitutionnels
A Rome, sans doute, à Florence ou à Turin, il eût été fort imprudent de tenter d’entraîner violemment les souverains nationaux. On eût été contre son but. Mais, dans le royaume lombard-vénitien, qui était sous la domination de l’Autriche, et dans le royaume des Deux-Siciles, où Ferdinand II gouvernait sous son influence, rien ne pouvait retenir les exaltés. La Vénétie et la Lombardie n’étaient certainement pas les plus mal administrées des provinces italiennes. Grâce à la richesse du pays, l’industrie n’y était pas trop en souffrance; grâce au gouvernement, l’instruction à tous les degrés ne faisait pas trop défaut. Mais l’aisance faisait sentir d’autant plus vivement la perte de l’indépendance, et la liberté surtout manquait à l’enseignement comme à la presse. Point de liberté municipale, peu de communications possibles avec le dehors, l’espionnage partout, les impôts lourds, et les recrues italiennes envoyées loin du pays, dans les armées du maître! Quant au royaume des Deux-Siciles, il manquait de tout, sauf d’arbitraire, de mécontents et de contrebandiers . Au moins n’y avait-on réalisé aucun progrès; combien d’éléments pour la révolution!
Elle éclata bientôt. L’étincelle partit, comme de coutume, au pied du Vésuve et de l’Etna, dans les États du souverain qui s’était le plus décidément prononcé contre les concessions. Déjà, les 1er et. 2 septembre, sur un signal donné de Naples, Reggio. et Messine avaient pris les armes. Ce mouvement prématuré ne réussit point. Reggio fut bombardée, Messine réprimée; vingt-cinq prisonniers furent fusillés et l’université de Naples fermée. Mais, depuis, les excitations se succédaient avec un caractère tous les jours plus hostile, à Livourne, à Florence et à Rome même. Enfin les provinces soumises à l’Autriche répondirent au midi, commençant par une opposition légale et de sourdes conspirations. Dans les deux assemblées centrales de Milan et de Venise, deux députés, Nazzari et Manin, présentèrent des pétitions pour l’exécution loyale de la patente autrichienne de 1815, le consentement de l’impôt, le service militaire dans le pays. Les officiers autrichiens virent le vide se faire autour d’eux dans les salons, les soldats furent hués dans les rues; on saisit quelques occasions de montrer les drapeaux de la ligue lombarde. En attendant le moment de se mesurer avec l’armée de l’Autriche, on attaqua sa régie, on s’imposa des privations volontaires. Les Italiens ne fumaient plus, ils ne mettaient plus à la loterie; ils ne fréquentaient plus le théâtre et l’on commençait à se défier, soldats et citoyens, dans les rues de Milan.
Au commencement de l’année 1848, la Péninsule était comme un terrain mouvant, secoué par une lave intérieure qui cherche à faire éruption. Les rixes déjà sanglantes se multipliaient dans les villes du Lombardo-Vénitien. Le gouvernement autrichien augmentait ses bataillons dans la Lombardie sur la demande du feld-maréchal Radetzki, et malgré les protestations affectueuses du vice-roi, pour être en mesure d’agir, à l’intérieur ou à l’extérieur, au premier prétexte, Le roi Charles-Albert, de son côté, entouré d’un certain nombre de réfugiés lombards ou d’exilés, appelait dix mille hommes de réserve sous les drapeaux. Le cabinet français formait un corps expéditionnaire aux environs de Toulon pour garantir l’influence et les principes français en Italie; des vaisseaux anglais croisaient en vue de la Sicile. L’ambassadeur français, M. Bresson, parcourait la Péninsule pour tout calmer; lord Minto, au contraire, pour tout encourager. Le 3 janvier 1848, les dragons autrichiens sabraient des groupes formés dans les rues de Milan. Quelques jours après, à Venise, au milieu d’une collision entre les soldats et le peuple, Manin et Tommaseo étaient arrêtés par la police autrichienne. Le 12, une révolte sérieuse éclata à Païenne.
Les désordres engendrés par la négligence coupable du pouvoir et les symptômes d’agitation avaient atteint dans la Sicile particulièrement des proportions énormes. Les observations de l’ambassadeur français, Bresson, des Autrichiens même, n’obtenaient rien du roi, et les feuilles qui arrivaient clandestinement de la Toscane prêchaient l’insurrection. Les manifestations, les emprisonnements se succédaient. Enfin le roi Ferdinand II promit pour le 12 janvier l’arrivée d’un nouveau lieutenant-général, le duc de Serra Capriola, chargé de faire des réformes. Le 12, personne n’avait paru. Les libéraux