Pie IX et Victor-Emmanuel: Histoire contemporaine de l'Italie (1846-1878). Jules Zeller
dans les États de l’Église et à Naples, par un persiflage de grand seigneur. A Turin, même jour, Charles-Albert passait, au milieu de la fête de la Constitution, son armée en revue. Le roi se tenait immobile, froid et pensif sur son cheval, quand une députation de Lombards exilés vint lui remettre une supplique signée des exaltés génois en faveur «des frères dans le deuil». Le rouge monta à son visage ordinairement de marbre, son cheval ressentit le mouvement nerveux de tout son corps. Le soir, en rentrant, il apprenait la révolution à la suite de laquelle s’écroulait en France un trône, à l’existence duquel se rattachaient l’équilibre européen et la modération des partis, pour faire place à la république et à l’exaltation populaire.
C’était la seconde fois, en moins d’un siècle, que le contre-coup des révolutions intérieures de la France était destiné à exercer une influence considérable sur les événements italiens. En 1789 et en 1792, la Révolution française, en effrayant les souverains, alors philosophes, qui avaient commencé dans leurs États d’heureuses réformes, avait subitement coupé court à leur bon vouloir. Ils étaient revenus sur les progrès déjà faits, au risque de mécontenter surtout l’aristocratie éclairée et la haute bourgeoisie, et, dans la lutte européenne, qui commença bientôt entre la France et les grands souverains de l’Europe, et qui devint bientôt la lutte de la liberté contre le despotisme et du nouveau régime contre l’ancien, ils avaient pris le second parti, au risque de n’être pas toujours suivis par leurs peuples. Quel allait être l’effet produit en Italie par la Révolution française de février 1848? On ne pouvait pas penser que celle-ci pût entraver, après un stade de soixante années, la marche recommencée, puisque déjà, dix-huit années auparavant, la Révolution de 1830 l’avait plutôt hâtée que retardée. Mais d’une part, la révolution française n’exposait-elle pas l’Italie à de nouveaux périls, en précipitant son impulsion, si les partis extrêmes allaient ne se plus contenter de libertés constitutionnelles, après l’exemple donné par la France? et, d’autre part, en encourageant les Italiens les plus hardis à poser, prématurément peut-être, la question de l’indépendance, ne jetterait-elle pas la Péninsule dans des complications extérieures qui ne pouvaient qu’embarrasser sa reconstitution intérieure? En tous cas, la nouvelle, si extraordinaire qu’elle parût d’abord, ne pouvait pas être mal vue de l’opinion italienne et nationale. L’opposition à la monarchie de juillet ne s’était-elle pas échauffée quelquefois, contre le roi Louis-Philippe, contre Guizot son dernier ministre, au feu italien? et les événements du 23 et du 24 février, à Paris, n’étaient-ils pas aussi un contre-coup des événements tout italiens de Palerme au mois.de janvier 1848?
La Révolution parisienne de février fut en Italie comme un vent impétueux tombant sur un brasier. Les impatients, les exaltés, poussèrent sans trop de réflexion un immense cri de joie. Les modérés accueillirent la nouvelle avec plus d’inquiétude. Ils ne croyaient point encore l’Italie prête à des éventualités qui peut-être se présenteraient tout à coup. Pouvait-il maintenant être question pour les princes de marchander les concessions? Les radicaux étaient forts de l’exemple de la France. Celle-ci était passée du gouvernement constitutionnel à la république; n’était-ce pas le moins que l’Italie fit un pas à sa suite et entrât résolûment dans le gouvernement constitutionnel? Les princes en étaient persuadés; mais contenteraient-ils avec cela les plus impatients et les plus radicaux?
Charles-Albert, le premier, chercha à faire face à ces difficultés nouvelles; il promulgua le 4 mars sa constitution déjà préparée, et prit un nouveau ministère à la tête duquel se trouvait le comte César Balbo et des hommes comme le marquis Pareto de Gênes, aux affaires étrangères, et le comte Sclopis, jurisconsulte et économiste distingué, à la justice. Les démocrates de Gênes ne se montrèrent pas trop satisfaits. Mais l’opinion générale approuvait Charles-Albert; en appelant de nouveaux soldats sous les drapeaux, contre l’Autriche ou contre la révolution française, on ne le savait pas trop encore cependant, il rencontra la même adhésion.
Le roi de Naples, Ferdinand II, était dans une position moins simple, mais qui lui permettait davantage, peut-être, de jouer avec les difficultés, quoique ce fût bien dangereux. A Palerme, le gouvernement provisoire composé, à la suite des événements, d’hommes comme Settimo Ruggiero, ancien contre-amiral et vétéran de la liberté, et Pierre Lanza, écrivain distingué, refusait de reconnaître la constitution récente qui soumettait la Sicile à Naples, et demandait, assez imprudemment d’ailleurs, un parlement et un gouvernement séparés avec l’union personnelle seulement, sous le roi Ferdinand. Le roi de Naples consentit à une concession nouvelle à Naples; il s’engagea à nommer les pairs sur une liste de trois candidats élus, mais il obtint ainsi de son ministère de s’opposer à la séparation politique de la Sicile, et il fit même continuer par la garnison de la citadelle de Messine, encore en son pouvoir, le bombardement de la ville. Il comptait sur cette opposition des deux rives du phare pour venir à bout, à l’aide de circonstances favorables, de l’une et de l’autre.
Pie IX, lui, poussé par les événements, par les manifestations et par Rossi devenu, d’ambassadeur français, son propre conseiller, revint au contraire à ses premiers errements, avec plus de résignation cependant que d’enthousiasme. Il prit un ministère presque entièrement laïque (10 mars), et promulgua aussi, le 15 mars, une constitution appropriée à la situation particulière des États romains. Sous le nom de statut fondamental pour le gouvernement temporel de l’État de l’Église, elle créait une chambre des pairs à la nomination du pape, et une chambre des députés avec suffrage censitaire. Toute la Péninsule indépendante était constitutionnelle.
Ces constitutions modérées étaient viables, quoique un peu hâtivement élaborées. Celle même de Rome, bien qu’entravée par le pouvoir politique du collège des cardinaux, érigé au-dessus des deux autres assemblées ordinaires, pouvait peut-être aussi fonctionner avec de la bonne volonté et quelques améliorations. Beaucoup de catholiques mêmes le croyaient. Le soin de diriger les nouveaux gouvernements était confié aux hommes de la première heure, libéraux constitutionnels, vétérans de la liberté, des luttes de 1821 et 1831, écrivains éclairés pour la plupart, sur la modération desquels on pouvait compter. «Nous nous plaignions,» écrivait M. d’Azeglio, le 23 mars, «que votre gouvernement retardât le mouvement italien. Vous nous menez ventre à terre. Avec cela nous ne serons pas désarmés, j’espère. Les gouvernements ont pris soin de satisfaire l’opinion publique, les populations ont fait preuve de bon sens, de sens pratique.»
Il y avait bien, çà et là, quelques symptômes de trouble. Dans les Marches, à Turin, à Gênes, à Naples, les jésuites qui avaient dominé dans les gouvernements précédents, étaient obligés de partir sous les menaces populaires. Mais, si l’Italie nouvelle trouvait des encouragements aussi bien en France maintenant, qu’en Angleterre, elle ne pouvait cependant espérer davantage contre l’Autriche. Le manifeste du gouvernement provisoire de la République française, écrit par Lamartine, garantissait les précieuses conquêtes faites, mais rien de plus. «Si les États indépendants de la Péninsule, disait-il, étaient envahis; si l’on imposait des limites ou des obstacles à leurs transformations intérieures; si on leur contestait à main armée le droit de s’allier entre eux pour consolider la patrie italienne, la République française se croirait elle-même en droit d’armer pour protéger ces mouvements légitimes de croissance et de nationalité des peuples.» Mais la liberté des États indépendants ainsi garantie, la question du Lombard-Vénitien était réservée. «Les traités de 1815, disait encore le manifeste, n’existent plus en droit; toutefois les circonscriptions territoriales de ces traités sont un fait que la République admet comme base et comme point de départ dans ses rapports avec les autres nations». Lord Palmerston, lui-même, qui avait envoyé à Naples lord Minto, pour tâcher d’aplanir le différend entre la Sicile et le gouvernement napolitain, s’appuyait, pour maintenir l’union, sur les traités de 1815; et il répondait au ministère piémontais de César Balbo, désireux de son appui, que le principal but du gouvernement anglais, c’était le maintien de la paix en Europe. Mais c’était sur ce terrain, en Italie, que l’ardente passion réunissait, dans toutes les classes et dans toutes les provinces, les esprits et les cœurs. Serait-il