La Flandre pendant des trois derniers siècles. Joseph Marie Bruno Constantin Baron Kervyn de Lettenhove

La Flandre pendant des trois derniers siècles - Joseph Marie Bruno Constantin Baron Kervyn de Lettenhove


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réponse des Gantois fut plus fière qu'on n'eût pu le prévoir. Ils placèrent la source de toutes les émeutes «dans le petit et sobre gouvernement qui avoit esté ès pays de pardechà durant son absence: au moyen de quoy les biens et les revenus de la ville de Gand avoient esté mal conduys et gouvernés, dont le commun peuple et les autres avoient fort murmuré, disans qu'ils estoient mengiés et les biens de ladite ville publiés par les gouverneurs d'icelle, lesquels n'avoient aucun soin du bien de la chose publicque.» On les vit même maintenir, en présence de l'Empereur, le droit qu'ils prétendaient posséder de ne pas être liés en matière d'impôt par le vote des autres membres de Flandre; mais leur justification ne fit que provoquer une plus violente réplique du procureur général qui, par une exagération tout opposée, ne trouva, dans la proposition que les Gantois avaient faite à la reine de Hongrie de prendre les armes contre les Français, «que le moyen de eulx rassembler en nombre pour après courre et pillier le pays.» Quoi qu'il en fût, Charles-Quint avait résolu d'ajourner encore pendant quelque temps sa sentence.

      Le supplice des coupables devait précéder la condamnation de la cité, moins criminelle qu'imprudente dans le développement de ses griefs, dont mille passions factieuses exploitaient, à leur profit, la justice et la légitimité. Le 17 mars 1539 (v. s.), sept habitants de Gand furent décapités devant le Gravesteen, aux lieux mêmes où s'était élevé l'échafaud de Liévin Pym. Les principaux étaient Simon Borluut, «fils d'un riche bourgeois de l'ancienne bourgeoisie de la ville,» et deux anciens grands doyens, Liévin Dherbe et Liévin Hebscap. L'auteur de la Relation anonyme des troubles de Gand ajoute: «Il n'y vint guères de Gantois voir faire ladite exécution, qui se faisoit bien au grand regret de la pluspart d'eulx. Combien qu'ils l'avoient bien mérité et desservy, c'estoit une grande pitié de les voir ainsi morir l'un après l'autre.» Parmi les accusés fugitifs ou frappés de peines moins sévères se trouvaient: Yvain de Vaernewyck, Liévin Borluut, François de Baronaige, représentants de la vieille liberté gantoise restés fidèles à sa décadence et à ses malheurs, en même temps que purs de tous les excès qui l'avaient compromise en la déshonorant.

      Le 21 mars, les magistrats de Gand, cette fois plus humbles et plus timides, tentèrent un nouvel effort pour obtenir l'oubli complet du passé: «A quoy l'Empereur respondit, meismes de sa bouche, qu'il n'avoit autre désir en ce monde, que tant qu'il plairoit à Dieu le y laissier, de user de grâce et miséricorde et aussi de faire justice, et que, entre autre prières qu'il faisoit journellement à Dieu, c'estoit qu'il lui pleust donner sa grâce de ainsy le faire. Mais leur dist après qu'il estoit bien adverty qu'ils ne se repentoient d'autre chose qu'ils n'avoient, dès le commencement de leurs commotions, mis du tout à exécution leurs mauvaises voullentés et n'avoient d'autre regret; que au plaisir de Dieu, il y mettroit remède et les empescheroit bien à jamais de mettre leurs mauvaises voullentés à exécution.»

      Peu de jours s'étaient écoulés, lorsque Charles-Quint commença à donner suite à ses menaces en arrêtant la construction d'une citadelle «au lieu et plache où estoit située l'église et monastère de Saint-Bavon, ouquel lieu y avoit eu ung petit chasteau fait par les Romains du temps de Julius César.» Les tristes images de la guerre pénétraient dans l'asile de la religion et de la paix. Des hommes d'armes allaient chasser les religieux de leurs paisibles cellules. Plus de prières, plus d'hymnes sacrées sous ces antiques arceaux que sanctifiaient les noms vénérés de saint Bavon, de saint Liévin et de saint Amand. «Ce chasteau tiendra à jamais les Gantois en bonne obéissance, mais leur sembloit ce plus griefve pugnition que d'avoir perdu en bataille huit ou dix mille hommes.» Adrien de Croy et Jean-Jacques de Médicis sont chargés de présider aux travaux de quatre mille ouvriers qui, en moins de six mois, mettront les remparts qu'ils construisent, en état de défense.

      Le 24 avril, Charles-Quint a posé la première pierre du château de Gand: quatre jours après, il prononce la sentence dont ce château est destiné à assurer l'exécution. A un long exposé des «mésus» des Gantois et de leurs moyens de justification, qui ne suffît pas pour établir l'impartialité du juge, succède un arrêt que Gand, après trois siècles, ne relit encore qu'avec effroi.

      «Nous disons et déclairons que le corps et communaulté de nostre ville de Gand sont escheus ès crimes de desléaulté, désobéyssance, infraction de traictiés, sédition, rébellion et lèze-maigesté, et que partant ils ont fourfait tous et quelconques leurs priviléges, droicts, franchises, coustumes et usaiges emportans effects de priviléges, jurisdiction ou auctorité compétens tant au corps de nostre ditte ville de Gand que aux mestiers, et d'iceulx les avons privé et privons à perpétuité, et ensuyvant ce tous lesdits priviléges seront apportés en nostre présence pour d'iceulx estre fait et ordonné à nostre bon plaisir sans que, en temps à venir, ils les puissent alléguer, ne aussy tenir, ne garder coppie ou extraict, sur paine d'encourir nostre indignation et de nos successeurs.

      «Nous déclairons aussy confisqués tous et quelconques les biens, rentes, revenus, maisons, artilleries, munitions de guerre, la cloche nommée Roland et aultres choses que le corps de la ville ou les mestiers ont en publicq et commun, leur deffendant de doresenavant avoir artillerie... Et par dessus ce condamnons lesdits de nostre ville de Gand à faire amende honorable, à sçavoir que les eschevins estant à présent des deux bancqs de nostre dicte ville de Gand avecq leurs pensionnaires, clercqs et commis, trente notables bourgeois que dénommerons, le doyen des tisserans et le desservant du grand doyen, vestus de robes noires, deschaints et à teste nue, ensemble de chascun mestier six personnes et des tisserans cinquante, aussy cinquante de ceulx qui, en l'esmotion, se nommoient cresers, et iceulx cresers le hard au col et tous estans en linge, compareront par-devant nous, eulx partans de la maison eschevinale de nostre dicte ville, en dedens trois jours, à telle heure et en tel lieu que leur commanderons et en l'estat que dessus, mis à genoulx, feront dire, à haulte et intelligible voix, par l'un de leurs pensionnaires, que grandement leur desplait des dites desléaultés, désobéissances et rébellions, et prieront, en l'honneur de la passion de Nostre-Seigneur, que nous les veullons recevoir à grâce et miséricorde. Et pour réparation prouffitable, les condempnons de nous payer, par-dessus leur quote et portion de l'ayde de quatre cent mil karolus d'or, la somme de cent cinquante mil karolus d'or pour une fois, et chascun an six mil semblables karolus d'or de rente perpétuelle... Aussy les condempnons de faire remplir à leurs despens la rytgracht, et avec ce les douves et fossés, depuis la porte d'Anvers jusques à l'Escault, en dedens deulx mois prochains. Et si réservons et déclairons de faire démolir aulcunes vielles portes, tours et murailles pour les matériaux estre employés au chasteau de Saint-Bavon, et moyennant ce, leur quittons et remettons de grâce espéciale tous les susdits mésus et délicts, saulf et exceptés les réfugiés et aultres ayant délinqué depuis que sommes en ceste nostre ville et les particuliers estans encoires de présent prisonniers, la pugnition desquels réservons à nous.»

      Le lendemain, une ordonnance spéciale détermina les règles de l'administration de la ville de Gand. Les formes anciennes des institutions municipales étaient conservées, mais l'intervention du prince se trouvait substituée dans les dispositions les plus essentielles à l'élection populaire. Le nombre des métiers était réduit à vingt et un. Les doyens, désormais supprimés, étaient remplacés par des supérieurs «bourgeois de la ville, non faisant aulcun mestier.» Il faut aussi remarquer l'abolition «du guet de la mi-quaresme qui se nomme «l'auwet, du voyaige et portaige de sainct Liévin à Houltem, des deux confrairies de sainct Liévin, de l'assemblée des tisserans de layne à la procession de Nostre-Dame, et de toutes assemblées quelconques avec port d'armes ou bastons invasibles.»

      Ce fut ainsi que les Gantois perdirent «ce qu'ils avoient tant aymé et bien gardé par si longues années, qui estoient leurs priviléges, et avec ce toutes leurs anchiennes coustumes et usaiges, et aussy toutes autres auctorités, franchises et libertés, desquels les Gantois avoient usé en grande présomption, en n'extimant autres villes que la ville de Gand, de telle sorte qu'il leur sembloit qu'il n'y avoit prince sur la terre, tant fust grand et puissant, qui les eust sceu dompter, et meismement que le conte de Flandres povoit bien peu au pays sans eulx.»

      L'acte d'amende honorable eut lieu, le 3 mai 1540, à l'hôtel de Ten Walle. «Il y avoit, entre lesdits de Gand, plusieurs qui pleuroient, car


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