La Flandre pendant des trois derniers siècles. Joseph Marie Bruno Constantin Baron Kervyn de Lettenhove

La Flandre pendant des trois derniers siècles - Joseph Marie Bruno Constantin Baron Kervyn de Lettenhove


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reine de Hongrie avait inutilement cherché à sauver Liévin Pym en lui adressant une déclaration justificative, dont il n'avait pas même osé faire usage; elle crut prudent de surseoir à la levée de l'impôt, mais elle donna aussi des ordres pour que l'on gardât avec soin les forteresses les plus voisines de Gand, et elle exposa en même temps, dans une lettre adressée aux trois autres membres de Flandre, les nombreux attentats qu'elle reprochait aux Gantois.

      Les Gantois venaient d'arrêter Guillaume de Waele, garde des chartes de Flandre, et trois échevins de 1515, Jean de Wyckhuuse, Gilles Stalins et Jean De Vettere, ainsi qu'un ancien échevin de la keure, qui fuyait déguisé en femme: puis on les vit demander la révocation de tous les magistrats de la keure sans exception. Ils se montraient si orgueilleux qu'ils refusaient de payer les droits de tonlieu établis sur l'Escaut, se prétendant citoyens d'une ville libre; ils maintenaient, d'ailleurs, que, selon leurs priviléges, ils avaient le droit, après six semaines de délibérations stériles dans la salle de la collace, de convoquer la wapening sur la place du marché. On s'attendait même à voir reparaître les chaperons blancs. Adolphe de Beveren et Lambert de Briarde, que Marie de Hongrie avait envoyés à Gand, lui mandèrent que leurs vies étaient en danger s'ils n'autorisaient pas le renouvellement immédiat de la keure, et le grand bailli François Van der Gracht lui adressa également une lettre qui signalait la même gravité dans la situation des choses: «Madame, je supplie très-humblement Vostre Majesté estre record que par diverses lettres m'avez escrit de point avoir intention de modérer ce trouble que en toute douceur: ce seroit petit inconvénient d'espandre mon sang au service de l'Empereur et de Vostre Majesté, mais par dessus cela voir la desconfiture de tant de gens de bien, la démolition d'une si notable ville, la destruction de tous ces pays, il me semble que Vostre Hauteur en seroit grandement diminuée.» La reine hésitait encore. Les messages devenaient de plus en plus pressants; mais elle ne céda qu'après avoir fait rédiger une protestation par laquelle elle déclarait ne donner qu'un consentement forcé et motivé par le salut de ses serviteurs, et en écrivant au-dessous de la commission de renouvellement des échevins: «Par force et pour éviter plus grand mal, ay consenti cette commission. Marie.»

      Le renouvellement de la keure avait été un succès pour les mécontents, mais il est rare que les succès calment et modèrent ceux qui les obtiennent. On racontait tantôt que Charles-Quint avait rendu le dernier soupir, tantôt qu'il était porté à donner raison à ses concitoyens dans leur lutte contre la reine de Hongrie. Les souvenirs des temps glorieux qui avaient précédé le honteux traité de 1453, habilement exploités pour exciter de plus en plus l'effervescence populaire, portaient surtout les esprits à des rêves de grandeur et de prospérité que le passé ne devait point léguer à l'avenir. Quelques-uns, plus imprudents ou plus impatients, eussent voulu recommencer une guerre qui avait été si fatale à leurs pères: leurs vœux semblèrent exaucés lorsqu'on apprit que les sires d'Escornay et de Lalaing s'étaient enfermés dans la citadelle d'Audenarde et qu'une troupe de paysans, commandée par Yvain de Vaernewyck, assiégeait le château de Gavre.

      Le 11 octobre 1539, la collace décide que le payement des impôts sera suspendu jusqu'à ce que la reine de Hongrie ait livré les magistrats fugitifs, que les élections des doyens des métiers auront lieu conformément aux anciens usages, que l'on chassera les hommes d'armes du plat pays en sonnant le tocsin dans toutes les campagnes, que l'on écrira aux magistrats de Bruges, d'Ypres, d'Audenarde, de Courtray et d'Alost pour qu'ils ne leur permettent point de se réunir contre les Gantois. Six jours après, le grand bailli, François Van der Gracht, s'enfuit de Gand, «accoustré en guise de serviteur.»

      Le mouvement insurrectionnel avait atteint son point culminant: nous touchons à la période où il cédera à la régression la plus énergique et la plus sévère, répression qu'excusent à peine deux années d'une patience et d'une longanimité mises à toute épreuve.

      Le 30 octobre, un envoyé de Charles-Quint, muni de pouvoirs fort étendus, arrive à Gand: c'est Adrien de Croy, comte du Rœulx. Le lendemain, «il remonstra aux bourgeois le grand dangier ouquel ils se mettoient, que pour le présent l'Empereur estoit le plus puissant et bien fortuné prince de toute la chrestienté, et que jamais ils n'avoient eu ung tel conte ayant la puissance et noblesse de luy, lequel ils devoient partant bien aymer, et meismes plus que nuls de ses autres subjects, en tant qu'il estoit natif de la ville de Gand, et pour ces causes et autres devroient estre des plus obéissans, et meismes que, si aucuns autres de sesdits subjects se vouloient eslever à l'encontre de sadite Maigesté, qu'ils devroient estre ceulx qui de tous leurs pouvoirs devroient soustenir icelle, et meismement pour ce que l'Empereur estoit le premier conte de Flandres qui se povoit intituler conte, prince et seigneur souverain du pays de Flandres, laquelle souveraineté Sa Maigesté avoit conquise à l'encontre du roy de Franche, par la prinse que son armée fist dudit roy, nommé Franchoys premier de ce nom, à la journée devant Pavye, ce qui a esté et est ung grant bien et honneur pour lesdits de Gand, et conséquemment pour tout ledit pays et conté de Flandres, de quoy sera mémoire à tousjours, et partant le devroient aymer souverainement par-dessus tous autres ses subjects... Aussy leur mist en mémoire comment ils devoient avoir souvenance que leurs prédécesseurs avoient esté sy griefvement pugnis d'avoir rebellé à l'encontre de leurs contes par cy-devant, lesquels n'estoient en riens à rapporter à la puissance de leur conte présent, et sy devoient aussy avoir mémoire des deux journées de bataille qui furent, la première à Rosebecke et la seconde à Gavre, lesquelles deux batailles lesdit Ganthois eurent à l'encontre de leurs contes, et y furent occis, de la partie desdits Ganthois, plus de trente à quarante mil hommes, et bien peu de la partie desdits contes de Flandre, par quoy est bien démonstré que les mauvais rebelles et désobéissans subgects n'ont jamais droit de victoire à l'encontre de leurs bons princes.»

      Adrien de Croy ne fut pas écouté: les Gantois ne s'agitèrent que plus violemment en sentant vibrer dans leur âme cette triste évocation de la mémoire de leurs aïeux morts pour leur liberté; mais combien les temps n'étaient-ils point changés! et qu'il y avait loin des mémorables assemblées où Nicolas Bruggheman annonçait la croisade, aux sombres conciliabules où les disciples de Luther prêchaient la destruction de l'autel et du temple! Quel lien politique ou religieux pouvaient invoquer les creesers de 1539 pour se croire les dépositaires des immortelles traditions des pieux et héroïques clauwaerts du quatorzième siècle?

      Le 3 novembre 1539, la cloche du travail cessa de sonner; toutes les maisons, tous les ateliers, toutes les boutiques se fermèrent, et les bourgeois se réunirent au couvent des frères prêcheurs pour se défendre contre les attaques insensées des creesers, auxquels on attribuait on ne sait quel horrible projet de saccager et de piller toute la ville. Bien que rien ne vint justifier ces craintes, l'inquiétude était générale et profonde. Telle était la situation de Gand au moment où l'on attendait la décision que prendrait l'Empereur.

      Charles-Quint avait compris toute l'importance de la sédition des Gantois, qui comptaient sur l'appui des mécontents d'Allemagne et qui, tôt ou tard, pouvaient espérer celui du roi de France. Une plus longue absence devait, en lui enlevant le pays qui était son berceau et le patrimoine de ses ancêtres, briser le nœud qui retenait dans la même main tant d'États différents de mœurs et d'intérêts. La route du Rhin était trop longue; les tempêtes de l'hiver, qui n'était plus éloigné, ne permettaient point de songer à celle de l'Océan. «C'est en traversant la France que je me rendrai en Flandre,» dit-il à ses conseillers, et quelque vives que fussent leurs représentations, il quitta la Castille pour se diriger vers les Pyrénées.

      François Ier avait lui-même engagé Charles-Quint à prendre la voie la plus courte et la plus favorable; il lui avait offert ses fils comme otages, afin de garantir la sincérité de ses intentions; mais Charles-Quint les avait refusés, croyant que dès qu'il se reposait dans la loyauté du roi de France, la confiance qu'il lui témoignait, devait être complète et entière.

      L'harmonie politique qui régnait entre Charles et François Ier, paraissait solidement affermie. «J'aime tant le roy mon frère, disait Charles-Quint, et me sens ai fort obligé à luy du bon recueil qu'il me faict, du bon visage qu'il me porte et du bon traict qu'il m'a fait de n'avoir entendu à ces marauts de Gand, que jamais plus je ne


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