Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron. Ciceron

Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron - Ciceron


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avec lui de l’argent. Bientôt, comme c’est l’ordinaire, ils lient conversation, et une espèce d’intimité s’établit entre eux pour le reste du voyage. Ils s’arrêtent à la même hôtellerie, et annoncent l’intention de souper ensemble et de coucher dans la même chambre. Le repas terminé, ils se retirent ensemble. L’hôte (il en fit depuis l’aveu, quand il se vit convaincu d’un autre crime) avait remarqué celui qui portait de l’argent. Au milieu de la nuit, quand il juge que la fatigue les a plongés dans un profond sommeil, il entre dans leur chambre, tire l’épée du voyageur qui l’avait placée près de lui, égorge le marchand, s’empare de son argent, remet l’épée sanglante dans le fourreau, et va se mettre au lit. Cependant le voyageur, dont l’épée avait servi à commettre le crime, s’éveille longtemps avant le jour, et appelle à plusieurs reprises son compagnon de voyage. Comme il ne répondait point, il le croit endormi, prend son épée, son bagage, et se met seul en route. Bientôt l’aubergiste s’écrie qu’on a assassiné un homme, et poursuit avec quelques-uns de ses hôtes le voyageur qui venait de partir à l’instant même. Il l’atteint, l’arrête, tire son épée du fourreau, et la trouve ensanglantée. On ramène à la ville celui qu’on croit l’assassin, on le met en jugement. » Vous avez tué, dit l’accusateur. Je n’ai pas tué, répond le défendeur. De là naît la question. Le point de discussion, comme le point à juger, a-t-il tué ? appartient au genre conjectural, c’est-à-dire à la question de fait.

      V. Nous allons maintenant traiter des lieux dont toute question conjecturale peut offrir quelques-uns, et nous ferons ici une remarque générale ; c’est que tous ne se rencontrent pas dans toutes les causes. Pour écrire un mot, on n’emploie que quelques lettres, et non pas l’alphabet entier. Ainsi, dans une cause, on ne se sert pas de toutes les espèces de raisonnements, mais de ceux-là seuls qui sont nécessaires. Toute conjecture doit se tirer du motif, de la personne, ou du fait même.

      Dans le motif, on distingue la passion et la préméditation. La passion est une affection violente de l’âme, qui nous pousse à une action sans nous laisser le temps de réfléchir, comme l’amour, la colère, la douleur, l’ivresse, et en général tout ce qui peut ôter à l’âme le sang-froid et l’attention nécessaires pour examiner les choses, tout ce qui peut nous faire agir par emportement plutôt que par réflexion. La préméditation est un mûr examen des raisons qui peuvent nous engager à agir ou nous en détourner. On est en droit de soutenir qu’elle nous a guidés, quand notre con-, duite semble dirigée par des motifs certains, comme par l’amitié, la vengeance, la crainte, la gloire, l’intérêt, en un mot, pour embrasser tout à la fois, par toutes les choses qui peuvent conserver, augmenter les avantages dont nous jouissons, nous en procurer de nouveaux, ou au contraire éloigner, affaiblir ou éviter tout ce qui serait capable de nous nuire. En effet, soit que l’on ait souffert ’volontairement quelque dom-age pour se garantir d’un plus grand mal, ou se procurer un avantage plus grand, soit que le même motif nous fasse renoncer à quelque avantage, on retombe toujours dans l’un de ces deux genres.

      Tel est le lieu qui sert comme de fondement à ce genre de cause ; car on ne prouve jamais un fait sans montrer les motifs qui l’ont amené. L’accusateur prétend-il que c’est la passion qui nous a fait agir, qu’il s’attache à développer par des pensées et des expressions énergiques toute la violence et l’activité de la passion qui nous a emportés ; qu’il prouve quelle est la puissance de l’amour, quel trouble porte dans l’âme la colère ou le sentiment qu’il dit avoir poussé l’accusé ; enfin, que des exemples et des comparaisons, que le développement de la passion elle-même, prouvent qu’il n’est point étonnant que l’âme, emportée par une affection si violente, se soit laissée aller au crime.

      VI. L’accusé a-t-il agi, selon vous, non par passion, mais avec préméditation, démontrez les dommages qu’il voulait éviter, les avantages qu’il voulait acquérir ; amplifiez, autant qu’il sera possible, pour démontrer, si vous le pouvez, jusqu’à l’évidence, que l’accusé avait une raison suffisante de commettre une faute. Est-ce l’amour de la gloire qui l’a fait agir : montrez combien il se promettait de gloire. Est-ce l’ambition, l’intérêt, l’amitié, la haine ; développez ces motifs, et faites de même pour les causes, quelles qu’elles soient, que vous prêtez à sa conduite. Surtout attachez-vous moins à ce qui est vrai en soi, qu’à ce qui a pu être regardé comme tel dans l’opinion de l’accusé. Qu’importe, en effet, que l’avantage ou le dommage soit réel, si vous pouvez prouver que l’accusé en a jugé ainsi ? Car les hommes se trompent de deux manières, ou sur la nature de la chose, ou sur l’événement. L’erreur tombe sur la nature de la chose, quand ils prennent le mal pour le bien, ou le bien pour le mal ; pour bien ou mal, ce qui est indifférent ; ou pour indifférent, ce qui est bien ou mal.

      Ce point établi, si l’on dit que l’intérêt ne doit être ni plus cher, ni plus sacré que la vie d’un frère, d’un ami, ou que le devoir : n’allez point le nier à l’accusateur. Vous refuser à des vérités si saintes, ce serait vous rendre aussi coupable qu’odieux. Mais soutenez que vous n’avez pas jugé ainsi ; et alors vous pourrez puiser votre défense dans les lieux qui appartiennent à la personne, et dont nous traiterons bientôt.

      VII. L’erreur tombe sur l’événement, quand on prétend qu’il ne répond pas à l’attente de l’accusé. Vous soutenez que, trompé par la ressemblance, par de faux soupçons, par de fausses apparences, il a tué celui qu’il ne voulait pas tuer ; ou bien qu’il a tué un homme dont il se croyait légataire, quoiqu’il ne le fût point ; car, ajoutez-vous, il ne faut pas juger de l’intention par l’événement, mais bien plutôt quelle intention, quelles espérances ont conduit au crime, et il s’agit moins ici du fait que du motif.

      L’accusateur doit, dans ce lieu, s’attacher surtout à démontrer que personne, excepté l’accusé, n’avait intérêt à commettre ce délit, ou du moins n’en avait un si grand et si pressant ; ou si quelque autre semble avoir eu quelque intérêt à le commettre, il n’en avait ni le pouvoir, ni les moyens, ni la volonté : le pouvoir ; son ignorance, son éloignement, un obstacle insurmontable l’arrêtait ; et il faudra le prouver : les moyens ; il n’avait ni plan, ni complices, ni secours, ni rien de ce qui était nécessaire pour réussir ; et on en donnera la preuve : la volonté ; son austère vertu se refuse à de pareilles actions ; et on fera l’éloge de son intégrité. Enfin, toutes les raisons que nous fournirons à l’accusé pour sa défense, l’accusateur pourra s’en servir pour justifier les autres ; mais qu’il soit bref, qu’il réunisse et resserre tous ses moyens, et ne paraisse pas accuser l’un pour défendre les autres, mais bien les justifier pour accuser le coupable.

      VIII. Tels sont, à peu près, les moyens que doit étudier et développer l’accusateur. Le défenseur, de son cité, soutiendra d’abord que son client n’a point agi par passion ; ou, s’il est obligé d’en convenir, il tâchera d’affaiblir cet aveu, en montrant que cette passion était faible et légère, ou que d’ordinaire une telle passion ne produit point de semblables effets. C’est ici qu’il faut définir le caractère et la nature de la passion qu’on prétend avoir dirigé l’accusé, citer des exemples, des comparaisons ; s’attacher à montrer cette passion sous le point de vue le plus favorable, et dans ses effets les plus doux, pour ramener insensiblement le fait de la barbarie du crime et du trouble inséparable des passions, à des motifs plus calmes et plus tranquilles, sans blesser les sentiments et les dispositions secrètes de l’auditoire.

      L’orateur affaiblira le soupçon de préméditation en montrant que l’accusé n’avait nul intérêt à commettre le délit dont on l’accuse, qu’il en avait peu, que d’autres en avaient un plus grand ou un égal, ou qu’il devait en retirer plus de mal que de bien ; en sorte qu’il n’y a aucune comparaison à établir entre l’avantage qu’on s’en promettait, et les dommages qu’on a éprouvés, ou le danger auquel on s’exposait : lieux communs qui seront traités de même, quand on voudra démontrer qu’on cherchait à éviter quelque dommage.

      Si l’accusateur prétend que l’accusé, trompé dans ce qu’il a cru favorable ou contraire à ses intérêts, n’en a pas moins agi d’après cette fausse


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