Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron. Ciceron
si l’on ne suit point, dans les procès et les jugements, la marche tracée par la ’loi ; si l’on souffre qu’un homme, sans aucun droit, intente une action suivant un mode ou dans un temps illégal ; que c’est vouloir confondre tous les tribunaux et tous les délits. Voilà comme on peut traiter ces trois questions, qui n’ont point de parties. Examinons maintenant la question de genre et ses différentes divisions.
XXI. Le fait et le nom qu’on lui donne, une fois convenus, quand la forme de l’accusation n’offre aucun point de discussion, on examine la valeur, la nature et le caractère du fait : c’est ce qu’on appelle question de genre. Nous la divisons d’abord, comme nous l’avons dit, en deux parties, matérielle et juridiciaire. Elle est matérielle, quand la discussion du droit porte sur le fait même. Par exemple, « Un homme a nommé pour son héritier un mineur ; le mineur est mort avant d’avoir atteint sa majorité. Les héritiers substitués du père et les agnats du mineur se disputent la succession échue au mirieur. Les héritiers substitués sont en possession. » Les agnats les attaquent, en disant : « Les biens sur lesquels celui dont nous sommes agnats n’a pas fait de testament, nous appartiennent. » On leur répond : « Non, c’est à « nous, qui, par le testament du père, sommes les seconds héritiers. » La question est de savoir « à qui ils appartiennent. » Voici la raison des héritiers : « Le père a fait son testament et pour lui et pour son fils encore mineur. Ainsi le testament du père nous donne nécessairement les biens du fils. » On les réfute en disant : « Le père n’a fait d’autre testament que « le sien. C’est à lui et non pas à son fils qu’il « a nommé des seconds héritiers. Ainsi son tes-« Lament ne peut vous donner que ce qui lui appartenait à lui-même. » Le point à juger est : « Peut-on tester pour un fils mineur, ou les seconds héritiers du père doivent-ils ne pas hériter aussi du fils mineur ? » Pour ne point oublier ou répéter sans cesse une observation générale, il me semble à propos de dire ici qu’une question simple peut offrir plusieurs raisons différentes ; ce qui arrive si, comme dans la cause dont nous parlons, on a plusieurs moyens pour justifier ou rendre probable le fait ou le droit qu’on défend. Supposons que les héritiers allèguent pour raison que « des causes différentes ne peuvent donner des droits sur le même héritage, et qu’il n’arrive jamais que la loi et un testament nomment deux héritiers différents du même bien ; » on peut leur répondre, « que l’héritage n’est point un, puisqu’une partie des biens était venue accidentellement au mineur, et que, s’il lui venait quelque chose, le testament n’en désigne point les héritiers ; que, pour le reste des biens, la volonté du père mort, qui, au décès du mineur, les donnait à ceux qu’il choisissait pour héritiers, avait la plus grande validité. »
« L’héritage est-il un ? » voilà le point à juger ; et si l’on accorde que « des causes différentes « peuvent donner des droits à un même héritage, » il faudra encore décider « si des branches différentes peuvent avoir les mêmes droits sur le même héritage. »
XXII. Ainsi vous voyez que dans une seule question il peut se rencontrer plusieurs raisons, plusieurs manières de les réfuter, et plusieurs points à juger. Voyons maintenant les règles de cette question. Les deux parties ou toutes, s’il s’en rencontre plus de deux, doivent examiner ce qui constitue le droit. Il est puisé dans la nature. L’utilité plus ou moins évidente de certaines choses les a fait passer en usage : une fois leur utilité démontrée par l’évidence ou par l’expérience, la loi les a confirmées. Il est un droit naturel qui n’est point fondé sur l’opinion, mais sur un sentiment inné, comme la religion, la piété, la reconnaissance, la vengeance, le respect ou la vérité. La crainte des dieux et les cérémonies de leur culte constituent la religion. La piété est le sentiment qui nous avertit de nos devoirs envers la patrie, nos parents, ceux qui nous appartiennent par le sang. La reconnaissance consiste dans les égards qu’inspirent le souvenir des bienfaits, des honneurs et de l’amitié, et le désir d’y répondre. La vengeance punit ou repousse la violence, ou l’affront fait à nous ou à ceux que nous devons chérir ; et c’est aussi par elle que nous punissons les crimes. On entend par le respect, les marques de déférence et de vénération que nous donnons à l’âge, à la sagesse, aux honneurs ou aux dignités. Par la vérité, nous tâchons que rien, dans le passé, le présent et l’avenir, ne démente ce que nous avons affirmé. Il est rare que, dans une cause de cette espèce, on ait recours aux droits naturels, dont le droit civil s’occupe peu, et qui ne sont point à la portée du vulgaire. Cependant on peut les employer, en plusieurs circonstances, dans la similitude ou dans l’amplification.
On appelle droit fondé sur la coutume, tout ce que le temps a consacré, du consentement universel, sans l’autorisation de la loi. La loi même contient plusieurs droits établis par le temps. Un grand nombre et même la plupart se trouvent renfermés dans les édits des préteurs. D’autres espèces de droit, au contraire, sont fondées sur la coutume, comme un contrat, l’équité, les jugements antérieurs. Un contrat est un traité entre différents individus, qu’on regarde comme si juste, qu’il est de droit de l’exécuter. L’équité donne un droit égal à tous. Un jugement antérieur est la décision déjà rendue par une ou plusieurs autorités. La loi nous fait connaître les droits légaux. 11 faut donc examiner tout ce que ces différentes parties du droit pourront vous fournir, ou dans le fait même, ou dans une affaire semblable, ou dans une plus ou moins importante, et fouiller pour ainsi dire chacune d’elles pour en tirer ce qui peut servir notre cause. Pour les lieux communs, qui forment, comme nous l’avons dit plus haut, deux espèces, dont l’une développe les choses douteuses, et l’autre les choses certaines, voyez ce qu’ils fournissent de secours à votre cause, ce que vous pouvez, ce que vous devez développer en lieu commun. On ne peut en établir qui conviennent à tous les sujets ; mais il est peu de causes dans lesquelles on ne puisse attaquer ou défendre l’autorité des jurisconsultes. Examinez surtout quels sont, outre ceux que nous avons indiqués, les lieux communs que vous offre la cause même. Passons maintenant au genre juridiciaire et à ses différentes parties.
XXIII. La question juridiciaire discute le droit ou le tort, décide si l’on mérite peine ou récompense. Elle se divise en question absolue et en question accessoire. Absolue, quand elle renferme en elle-même, non pas implicitement, comme la question matérielle, mais d’une manière évidente, l’examen du juste et de l’injuste. Prenons l’exemple suivant : « Les Thébains, vainqueurs de Sparte, avaient élevé un trophée d’airain, suivant l’usage des Grecs, qui, dans leurs guerres particulières, érigeaient un trophée sur les frontières, après la victoire, plutôt pour la constater clans le moment même, que pour perpétuer le souvenir de la guerre. » On les accuse au tribunal des Amphictyons, c’est-à-dire, devant le conseil général de la Grèce. « Ils ne le devaient point, » disent les accusateurs. — « Nous le devions, » répondent les accusés. — « Le devaient-ils ? » voilà la question. Voici la raison des Thébains : « La victoire que nous avons remportée est si glorieuse, que nous avons voulu en laisser à nos descendants un monument éternel. » On les réfute en disant « que les Grecs ne doivent point élever un monument éternel des discordes de la Grèce. » Le point à juger est de savoir, « si des Grecs qui, pour immortaliser leurs exploits, élèvent un monument éternel des discordes de la Grèce, font bien ou mal. » Nous ne donnons cette raison que pour faire bien connaître le genre de cause qui nous occupe ; car si nous répondions, comme ils le firent sans doute : « Votre guerre était impie et criminelle, » ce serait une récrimination, et nous n’en sommes point encore à ce sujet. Il est évident que ces deux questions se rencontrent dans cette cause, et que, pour celle-ci, on puise des raisonnements dans les mêmes lieux que pour une question matérielle. Quant aux lieux communs, la cause elle-même, si elle est susceptible d’exciter la pitié ou l’indignation, la nature et l’utilité du droit vous en fourniront un grand nombre de solides, que vous pourrez, que vous devrez même employer, si la dignité du sujet vous semble l’exiger.
XXIV. Examinons maintenant la question juridiciaire accessoire. La question juridiciaire est accessoire, quand les preuves ou la défense, trop faibles par elles-mêmes, s’appuient sur des motifs étrangers au fond de la cause. Elle offre quatre chefs : l’alternative, la récrimination, le recours et l’aveu du crime.
L’alternative