Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron. Ciceron
l’accusé se servira de ceux de l’accusateur pour se justifier en accusant les autres.
IX. On tire les conjectures de la personne, quand on considère attentivement tous les lieux attribués à la personne, et que nous avons développés dans le premier Livre. Le non même quelquefois peut faire naître quelques soupçons, et par le nom nous entendons aussi le surnom. En effet, il s’agit du mot propre et particulier pour désigner quelqu’un, comme si l’on disait, « Qu’un tel a été nommé Caldus, à cause de son emportement et de son impétuosité dans toutes ses actions ; » ou bien « Que tel autre s’est joué de l’inexpérience des Grecs, parce qu’il s’appelait ou Clodius, ou Cécilius, ou Mucius. » On peut former aussi quelques conjectures sur la nature ; car le sexe, la nation, les ancêtres, la famille, l’âge, le caractère, la complexion (toutes choses qui forment ce qu’on appelle la nature), peuvent donner matière à quelques soupçons. On en tire encore beaucoup du genre de vie, en examinant comment, chez qui, par qui l’accusé a été élevé et instruit ; quelles sont ses liaisons, son plan de vie, sa conduite, même dans son intérieur. La fortune peut aussi fournir des arguments : on considère alors si l’accusé est, a été, ou sera esclave ou libre, riche ou pauvre, Illustre ou Inconnu, heureux ou malheureux ; si c’est un simple particulier, ou s’il est revêtu de quelque dignité. Enfin, on s’attache à tout ce que l’on comprend sous le mot de fortune. Quant à la manière d’être, qui consiste dans quelque disposition physique ou morale, qui ne se dément point, comme la science, la vertu, et même leurs contraires ; le fait lui-même, quand l’état de la question est posé, montre quels soupçons peut faire naître ce lieu commun. Mais il est surtout facile de former des conjectures sur les résultats que peuvent produire les affections de l’âme, comme l’amour, la colère, le chagrin. On ne saurait s’y tromper, puisqu’on en connaît parfaitement la nature et les effets. Le goût, qui n’est qu’une volonté fortement prononcée, une application continuelle et soutenue à quelque objet, fournit également, et avec non moins de facilité, des raisons favorables à la cause. Il en est de même du dessein : c’est un plan arrêté de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose. Quant à la conduite, aux événements et aux discours, qui, comme nous l’avons dit en traitant de la confirmation, peuvent s’envisager sous trois points de vue, il est facile de trouver les conjectures qu’ils offrent pour confirmer les soupçons.
X. Voilà tout ce qui a rapport aux personnes. En réunissant tous ces lieux en un seul faisceau, l’accusateur doit jeter de la défaveur sur l’accusé ; car les causes du fait sont par elles-mêmes de peu d’importance, si l’on ne jette sur l’accusé des soupçons qui rendent une telle conduite vraisemblable de sa part. En effet, s’il est inutile de reprocher à un homme de mauvaises intentions, quand il n’a point eu occasion de se rendre coupable, l’accusation n’a guère plus de fondement, si l’occasion du crime s’est présentée à un homme dont la vertu ne s’est jamais démentie. Aussi l’accusateur doit-il s’attacher surtout à répandre de la défaveur sur la vie de celui qu’il accuse, en rappelant sa conduite passée, et à montrer qu’il a déjà été convaincu d’un semblable délit. Cela n’est-il pas possible, faites voir qu’ils été déjà exposé à de semblables soupçons, ou plutôt, si vous le pouvez, dites que des motifs à peu près semblables l’ont rendu coupable d’une faute de même espèce, égale, ou plus grave ou plus légère : par exemple, si en l’accusant d’avoir été entraîné par la soif de l’or, vous prouvez qu’il a montré, dans certaine occasion, de l’avidité. On peut, dans quelque cause que ce soit, fortifier le motif qui fait agir l’accusé, par des conjectures tirées de la nature, de la manière de vivre, des goûts, de la fortune, ou de quelqu’un des lieux qui appartiennent aux personnes ; ou bien, si vous ne trouvez point, dans sa conduite passée, des fautes semblables à celles dont vous l’accusez aujourd’hui, faites naître de délits d’un genre différent des préventions contre lui. L’accusez-vous d’avoir été entraîné par la soif de l’or ; « si vous ne pouvez montrer qu’il est avare, prouvez qu’il est sujet à d’autres vices, et qu’il « n’est point étonnant qu’un homme vil, emporté, avide, se soit rendu encore coupable du délit dont vous l’accusez. » En effet, plus vous affaiblissez l’autorité et la réputation de sa vertu, plus vous rendez sa défense difficile. Si vous ne pouvez montrer que l’accusé soit sujet à quelqu’un de ces vices, engagez les juges à n’avoir aucune considération pour la réputation dont il a joui jusqu’alors ; car il dissimulait auparavant, et il vient de se montrer tel qu’il est. Sa vie antérieure ne doit donc pas justifier son action ; mais son action doit déposer contre sa vie antérieure. Il ne lui a manqué que le pouvoir ou l’occasion de faillir. Si ce moyen même est impraticable, dites, pour dernière ressource, qu’il n’est point étonnant que ce soit sa première faute : il faut bien qu’un homme pervers débute dans le crime. Sa vie antérieure est-elle inconnue, supprimez ce lieu, en exposant vos motifs, et appuyez tout de suite votre accusation par des raisonnements.
XI. Quant à ce qui concerne le défenseur, son premier devoir est de montrer, s’il le peut, que. jamais son client ne s’est écarté du sentier de la vertu : il y réussira, s’il prouve qu’il a rempli tous les devoirs connus et ordinaires envers ses parents, ses proches, ses amis, ses alliés ; ensuite, qu’il s’est distingué par des actions rares et éclatantes, en s’exposant, sans y être forcé, à de grandes fatigues, à de grands dangers, ou en bravant ce double obstacle, pour l’intérêt de la patrie ou de ceux auxquels il est uni par le sang ou par l’amitié ; enfin, qu’il n’a jamais failli ; que jamais les passions n’ont pu l’écarter de son devoir. Si vous pouvez montrer qu’il n’a jamais eu la volonté de faillir, quand il le pouvait impunément, vous ajoutez un nouveau poids à cette défense.
La justification sera plus évidente encore, si vous prouvez qu’il a toujours été à l’abri du soupçon sur le genre de délit dont on l’accuse ; que l’on donne l’avarice pour motif à un homme qui n’a jamais montré la moindre avidité pour les richesses. Alors plaignez-vous avec un ton d’indignation et de noblesse ; montrez combien il est adieux, combien il est indigne, de supposer qu’un homme vertueux, dont toute la vie a toujours été étrangère aux vices, ait pu se laisser aller au crime, par les mêmes motifs qui guident les hommes pervers et audacieux ; combien il est injuste, combien il est dangereux pour les honnêtes gens de n’avoir, dans de telles circonstances, aucun égard pour une vie consacrée tout entière à la vertu, en jugeant des hommes intègres sur une accusation soudaine, qu’il est si facile de supposer, plutôt que sur le témoignage irrécusable de leur vie passée, témoignage qu’on ne peut accuser d’imposture.
Sa vie passée offre-t-elle quelques actions honteuses, répondez qu’on s’est trompé dans la réputation qu’on a voulu lui faire, et rejetez-en la faute sur l’envie, la malveillance ou l’erreur ; ou bien attribuez les faiblesses qu’on lui reproche à l’imprudence, à la nécessité, à des conseils dangereux pour la jeunesse, ou à quelque passion qui n’ait rien de criminel, ou à un défaut différent de celui dont on accuse votre client, afin de le faire paraître, sinon innocent, du moins incapable d’un pareil délit. Si rien ne peut justifier la bassesse ou l’infamie de sa conduite, répondez qu’il ne s’agit point de ses mœurs et de sa conduite passée, mais uniquement du délit dont on l’accuse, et dont il faut s’occuper sans rappeler le passé.
XII. Pour tirer des soupçons de l’action même, il faut en examiner la marche dans tous les points. De ces soupçons, les uns naissent du fait en particulier, les autres tout à la fois du fait et de la personne. On les tire du fait, en examinant attentivement tout ce que nous avons rapporté aux choses. Il est facile de voir que ce point embrasse tous les genres et presque toutes leurs espèces.
Examinez d’abord les circonstances inhérentes au sujet, c’est-à-dire, qui en sont inséparables ; et il suffit pour cela de considérer ce qui a précédé, ce qui a donné l’espoir de réussir, quels ont été les moyens d’exécuter, quel est le fait lui-même, quelles en sont les suites.
Occupez-vous avec une égale attention des moindres détails qui ont rapport à l’exécution ; car ce lieu commun est le second de ceux que nous attribuons aux choses. Il faut alors examiner le lieu, le