Toutes les Oeuvres Majeures de Cicéron. Ciceron
prennent les dieux immortels, ou les hommes dont l’autorité est la plus respectable. Il s’appuie sur la divination, les oracles, les hommes inspirés des dieux, les prodiges, les phénomènes, les réponses des aruspices, aussi bien que sur l’histoire de nos ancêtres, des rois, des cités, des nations, sur l’autorité des sages, du sénat, du peuple et des législateurs. Le second lieu montre, par l’amplification, quels sont ceux que le délit dont on parle intéresse le plus ; si c’est la société entière, ou la majeure partie de la société, ce qui annonce un crime atroce ; ou des supérieurs, c’est-à-dire, ceux qui nous ont fourni le premier lieu commun, celui de la gravité et de l’importance, ce qui est une indignité ; ondes égaux en courage, en fortune, en avantages corporels, ce qui est une injustice ; ou des inférieurs, ce qui est le comble du despotisme et de l’inhumanité. Dans le troisième lieu, on cherche ce qui pourrait arriver, si d’autres imitaient cet exemple ; on montre combien l’indulgence pour ce fait produirait d’imitateurs de cette coupable audace ; enfin, on en développe les funestes conséquences. Le quatrième lieu démontre que bien des gens attendent avec impatience la décision de cette affaire, pour juger, d’après ce qu’on accordera à un coupable, de ce qu’ils pourront se permettre en pareille occasion. Le cinquième prouve que, dans d’autres cas, si l’on se trompe et que la vérité triomphe ensuite, le mal n’est pas irréparable ; mais qu’ici, le jugement une fois prononcé, ni un jugement contraire, ni aucune puissance ne saurait corriger le mal qu’il aurait fait. Le sixième lieu fait voir que le délita été commis à dessein et de propos délibéré ; on ajoute que si l’erreur a quelquefois des droits à l’indulgence, il ne faut jamais pardonner une méchanceté volontaire. Dans le septième lieu, l’horreur, la cruauté, l’atrocité inouïe d’un crime enfanté par la violence toute-puissante, d’un crime qui viole toutes les lois et l’équité naturelle, enflamment le courroux de l’orateur.
LIV. Le huitième lieu démontre que le crime dont il s’agit n’est point un crime vulgaire, ni même un crime habituel aux plus grands scélérats, mais un forfait inconnu aux hommes les plus cruels, aux nations les plus barbares, aux bêtes les plus féroces : telle est la cruauté envers nos parents, nos enfants, nos époux, nos alliés, envers des suppliants ; au second rang on place les violences envers des vieillards, un hôte, un ami, un voisin, un homme avec qui nous avons passé notre vie ; envers ceux qui nous ont élevés, qui nous ont instruits ; envers un mort, un malheureux digne de pitié, ou un homme illustre, revêtu d’honneurs et de dignités ; envers des gens qui ne peuvent ni attaquer ni se défendre, comme des enfants, des vieillards, des femmes. L’indignation qu’excitent toutes ces circonstances peut allumer, dans le cœur des auditeurs et des juges, la haine la plus vive contre le coupable.
Le neuvième lieu, en comparant le délit sur lequel on va prononcer avec d’autres délits reconnus comme tels, montre, par la comparaison, combien il est plus atroce et plus abominable encore. Le dixième, en rassemblant toutes les circonstances de l’action, et tout ce qui l’a suivie, fait ressortir, par l’indignation qu’excitent les moindres détails du fait, tout ce qu’ils ont de révoltant et de criminel, et par le tableau frappant qu’il met sous les yeux des juges, leur rend le crime aussi odieux que s’ils l’avaient vu commettre eux-mêmes. Dans le onzième, faites voir que le coupable devait moins qu’un autre commettre un pareil délit, qu’il était même de son devoir de l’empêcher, si un autre eût voulu le commettre. L’orateur, dans le douzième, s’indigne d’être la première victime d’un crime jusqu’alors inconnu. Le treizième lieu, en montrant que l’outrage se joint à l’injustice, rend odieux l’orgueil et l’arrogance du coupable. Par le quatorzième, l’orateur supplie ses auditeurs« de se mettre à sa place, de se supposer eux-mêmes victimes de l’injure dont il souffre, de penser à leurs enfants, s’il s’agit d’un enfant ; à leurs épouses, s’il s’agit d’une femme ; à leurs pères, à leurs parents, si c’est un vieillard qui a été outragé. Enfin il dira, dans le quinzième, que l’ennemi public ou particulier le plus implacable serait indigné de ce que nous avons souffert. Tels sont à peu près les lieux les plus propres à exciter l’indignation.
LV. Voici maintenant les lieux d’où l’on peut tirer la plainte, dont le but est de chercher à exciter la pitié de l’auditeur. Il faut donc l’attendrir d’abord, et le préparer à des émotions plus douces, si nous voulons le rendre sensible à nos plaintes. Pour y réussir, développez des lieux communs sur la puissance irrésistible de la fortune, et sur la faiblesse des mortels. Ces pensées, exprimées d’un style grave et sentencieux, font sur les esprits une impression profonde, et les disposent à la compassion. Le malheur d’autrui leur rappelle leur propre faiblesse.
Le premier lieu qu’on emploie pour exciter la commisération oppose notre prospérité passée à notre malheur présent. Le second, embrassant plusieurs époques différentes, montre de quels maux nous avons été, nous sommes et nous serons les victimes. Le troisième appuie sur chacune des circonstances qui aggravent votre malheur. Vous perdez un fils, et vous rappelez les plaisirs innocents de son âge, son amour, vos espérances, les consolations qu’il vous donnait, le soin de son éducation. Ce sont tous ces détails qui, dans une disgrâce quelconque, rendent votre malheur plus touchant. Le quatrième lieu fait connaître les affronts, les humiliations, les traitements déshonorants et indignes de notre âge, de notre naissance, de notre fortune, de nos honneurs passés, de nos bienfaits, que nous avons soufferts, ou dont nous sommes menacés. Le cinquième est le tableau de chacun de nos malheurs, tableau si vif et si animé, que l’auditeur semble les voir, et se laisser attendrir moins par le récit que par la vue de nos disgrâces. Le sixième montre que nous sommes tombés dans le malheur au moment où nous nous y attendions le moins, et que nous avons été précipités dans cet abîme de maux quand nous nous bercions d’un vain espoir de bonheur. Par le septième, l’orateur applique à l’auditeur sa propre infortune ; il le supplie de se rappeler, en le voyant, le souvenir de ses enfants, de ses parents, de ceux qui doivent lui être chers. Dans le huitième, nous disons qu’on a fait ce qu’on ne devait pas faire, ou qu’on n’a pas fait ce qu’on devait faire ; par exemple : « Je n’étais pas près de lui, je ne l’ai pas vu, je n’ai point entendu ses dernières paroles, je n’ai point recueilli ses derniers soupirs. » Ou bien : « Il est mort entre les mains des barbares, il est étendu sans sépulture sur une terre ennemie ; longtemps exposé à la voracité des bêtes sauvages, il a été privé des honneurs de la sépulture, honneurs qu’on ne refuse à personne. » Le neuvième s’adresse à des choses muettes ou inanimées, à un cheval, une maison, un vêtement ; artifice qui touche profondément l’auditeur, en lui rappelant des souvenirs attendrissants. Le dixième expose notre pauvreté, notre faiblesse, notre isolement. Dans le onzième, on recommande à la bienveillance publique ses parents, ses enfants, le soin de sa sépulture, ou quelque chose de semblable. Dans le douzième, on se plaint d’être privé d’une personne avec qui on aimait à vivre, d’un père, d’un fils, d’un frère, d’un ami. Dans le treizième, on mêle l’indignation à la plainte, en rappelant que nous éprouvons ces cruels traitements de ceux dont nous devrions le moins les attendre ; par exemple, de la part de nos proches, de nos amis, de ceux que nous avons obligés, ou dont nous attendions du secours ; de ceux enfin pour qui c’est le plus noir des crimes, d’un esclave, d’un affranchi, d’un client ou d’un suppliant.
Le quatorzième lieu emploie l’obsécration : par des prières, par un langage humble et soumis, nous implorons la pitié des auditeurs. Dans le quinzième, nous prouvons que nous nous plaignons moins de notre infortune que de celle des personnes qui nous sont chères. Dans le seizième, nous nous montrons sensibles pour les autres, mais supérieurs à tous les malheurs qui fondent sur nous ; notre cœur est et sera inaccessible à l’abattement, à la faiblesse ; et cette fermeté ne se démentira jamais : car souvent le courage et la grandeur d’âme, qui s’expriment avec noblesse et dignité, savent mieux nous attendrir que l’humiliation et les prières. Mais les esprits une fois émus, gardez-vous d’être prolixe dans vos plaintes ; car, comme l’a dit le rhéteur Apollonius, rien ne sèche plus vile que les larmes.
Mais comme nous avons, à ce qu’il nous semble, assez développé toutes les parties oratoires, et que ce Livre nous parait assez long, il convient de renvoyer