Les derniers Iroquois. H. Emile Chevalier
observent un parallélisme remarquable.
Les premières sont habitées par des Canadiens français, la dernière par l'aristocratie anglaise.
Perdue sous des allées d'arbres touffus, la rue Sherbrooke ressemble vraiment à l'avenue d'un Eden. Là on n'entend ni tumulte, ni grincement criard. Le chant des oiseaux, les soupirs d'une romance, les frémissements d'une harpe, le chuchotement d'un piano viennent caresser vos oreilles.
Là, point de luxueux magasins pour fasciner vos yeux, mais des cottages gracieux, des villas pimpantes, des manoirs féodaux en miniature, de vertes pelouses, des jardins émaillés de fleurs pour séduire votre imagination. Là, point de mouvement, point de passants qui vous coudoient, mais le murmure harmonieux du feuillage, des amants solitaires lentement pressés l'un contre l'autre, des apparitions enchanteresses qui vous ravissent le coeur.
Elle n'est point régulière, la rue Sherbrooke, elle n'est point dallée, pas même pavée, mais ses méandres sont si mystérieux, sa poussière est si molle, son gazon si doux, ses ombrages si frais... Ah! oui, c'est bien dans la rue Sherbrooke qu'on aime à aimer!
Et quel merveilleux panorama se déroule à vos pieds, se masse sur votre tête! C'est Montréal, la vigilante, qui chauffe ses fourneaux, ouvre ses chantiers, charge et décharge ses cargaisons, décore ses édifices, agite ses milliers de bras, comme ses milliers de têtes! C'est une montagne dont les sommets altiers déchirent la nue; ce sont de gras coteaux, des bois plus verts que l'émeraude, des vergers où se veloutent et se dorent les fruits savoureux, des parterres embaumés et diaprés de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.
L'extrémité septentrionale de la rue Sherbrooke aboutit à la rue Saint-Denis, grande artère qui s'appuie perpendiculairement sur la rue Notre Dame, divise toute la ville du haut en bas et court s'épanouir dans la prairie.
Elle forme la limite du faubourg Québec.
Dans ce faubourg, un des plus populeux de Montréal, essaiment des Canadiens-Français artisans, détailleurs ou débitants de boissons pour la plupart. Jadis ses hôtes étaient gens enrichis par la traite des pelleteries. On peut s'en convaincre aisément à l'apparence des maisons que les désastreux incendies de 1852 ont épargnées14.
Note 14: (retour)
Après ces incendies successifs, plus de vingt mille habitants se trouvèrent sans logements.
Mais, à mesure que la race anglaise s'est agglomérée dans la ville, elle y a usurpé le sceptre de la fortune15, et soit qu'elle ne voulût pas s'allier à la race française, soit que ses goûts la portassent à se hausser, elle a déserté les bords du fleuve pour charger de ses palais les gradins de la montagne. On connaît l'histoire des moutons de Panurge: petit à petit, les conquis ont imité les conquérants, et, à présent, sauf de rares exceptions, il est peu de Canadiens-Français, rentiers ou dignitaires, qui oseraient avouer un domicile dans le faubourg Québec.
Note 15: (retour)
Chose triste à dire, mais trop facile à comprendre, partout où les populations protestante et catholique se trouvent en présence, on voit la première prospérer, acquérir des richesses, l'autre décroître, s'appauvrir.
Cette migration n'a, du reste, rien qui doive surprendre. Les circonstances ont pu les provoquer. Au fur et à mesure que la ville a élargi sa ceinture, les fabriques, les usines se sont multipliées. Par conséquent, les rives du fleuve ont acquis une importance relative qu'elles n'avaient pas auparavant. On a vendu les terrains occupés par les maisons de plaisance pour y faire des manufactures, et les premiers se sont réfugiés autre part. Puis, fait digne d'attention, comme beaucoup de cités américaines, Montréal tend à remonter le cours du fleuve qui baigne ses murs. Il n'y a pas longtemps, les vaisseaux ne jetaient point l'ancre plus haut que la place de la Douane. Par l'ouverture du canal Lachine16, on leur a facilité un mouillage jusqu'au bout de l'île, pour ainsi dire. Dans quelques années probablement, quand les docks projetés par M. Young seront exécutés, le port de Montréal s'étendra de la rue Bonsecours, à l'entrée du faubourg Québec, jusqu'à la pointe Saint-Charles, tête du pont Victoria.
Note 16: (retour)
Pour l'étymologie de ce nom, voir la Huronne.
Alors, les quartiers sous-jacents se dépeupleront au profit des quartiers nouveaux qui s'installeront en amont. Cela s'explique facilement: quand une colonie se fixe près d'un cours d'eau, elle défriche les terres en s'acheminant vers la source. S'il survient d'autres membres à la colonie, ils ne planteront pas leurs tentes au-dessous des précédents parce que les pouvoirs d'eau ont été utilisés d'une façon ou d'une autre par le drainage des campagnes ou le jeu des machines, mais ils s'établissent au-dessus où rien ne les gêne et ne les embarrasse.
Les terres inférieures étant ainsi les premières mises en culture acquièrent un prix que n'ont pas les terres supérieures, laissées vierges et improductives. Il résulte de là que les manufacturiers, fabricants et entrepreneurs s'échelonnent graduellement devant une ville, en refoulant son cours d'eau, sûrs qu'ils sont d'acheter meilleur marché les emplacements nécessaires à l'établissement de leurs usines ou entrepôts et d'obtenir des forces motrices plus considérables.
Mais ces entrepreneurs, fabricants et manufacturiers sont les avant-coureurs du commerce. Celui-ci ne peut pas plus vivre sans eux, qu'ils ne peuvent vivre sans lui. Autour des usines se groupent promptement les magasins; car, pour éviter les frais de transport, le consommateur se rapproche constamment du producteur. Bientôt les terrains enserrés par la manufacture montent: ils doublent, ils triplent de valeur. Non-seulement le propriétaire ou directeur comprend qu'il aurait avantage à vendre son emplacement et à transférer plus haut ses ateliers, mais il s'aperçoit de l'impossibilité pour lui d'augmenter ses moyens de production par un agrandissement de local, à cause de la cherté excessive des lots avoisinants.
Il déloge; les chantiers l'accompagnent. La navigation, forcée de déposer ou prendre son fret près de ces chantiers, la navigation bon gré mal gré suit leurs mouvements. Le cours d'eau est-il trop peu profond, on le creuse; est-il semé de rochers, on le drague; est-il hérissé de récifs, de cataractes, on perce un canal, comme celui de Lachine au pied des rapides du Sault Saint-Louis ou Caughnawagha.
Et toujours, toujours la ville va refluant vers la source. Se serait-il pas possible de découvrir dans ce phénomène la preuve de notre marche ascensionnelle aussi bien que la preuve de notre penchant à remonter des effets aux causes?
Quant à la cité, elle subit autant de métamorphoses que de progressions. La manufacture est supplantée par le magasin, qui sera supplante à son tour par la maison bourgeoise, et peut-être en dernier lieu par la ferme. Montréal nous en présente un exemple frappant. Il y a un siècle, les comptoirs du commerce ne dépassaient pas la rue des Commissaires. La rue des Communes, qui s'annexe à elle, n'existait même pas. Mais là où prend pied le quartier Sainte-Anne, des moulins, des scieries, des fonderies, des forges fonctionnaient du matin au soir. Maintenant forges, fonderies, moulins immigrent, et des stores, des warehouses leur succèdent partout. Le négoce s'enfuit à tire d'ailes du marché Bonsecours vers les rues Saint-Paul, Notre-Dame, Saint-Jacques, et se précipite dans la rue Mac-Gill.
Avant vingt ans, il aura, nous en avons la conviction, déserté ses vieux foyers et inondé le quartier Sainte-Anne. Ses révolutions passées sont un critérium pour préciser ses révolutions à venir. L'abaissement lent mais continu du prix des loyers dans le faubourg Québec et leur élévation inusitée du côté du faubourg Saint-Antoine