Amours fragiles. Victor Cherbuliez

Amours fragiles - Victor Cherbuliez


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belle blonde s'aperçut qu'elle ne valait tout son prix qu'en se détachant en demi-teinte dans un salon meublé de gens sérieux. Elle s'imposa la tâche d'épurer le sien; elle mit tout doucement à la porte la plupart de ses petits messieurs, les plus bruyants du moins, ceux qui fréquentaient les coulisses et qui aimaient à conter des histoires grasses. Elle s'était dégoûtée du tapage; elle avait découvert que la considération vaut mieux, fût-elle achetée par un peu d'ennui. Elle s'efforça d'attirer chez elle des hommes posés, des personnages, et surtout des femmes irréprochables. C'était difficile; mais, avec un peu de travail et beaucoup de persévérance, une ambitieuse qui ne craint pas l'ennui arrive à tout. Elle ne faisait plus de sonnets ni de romans; elle se jeta à corps perdu dans les oeuvres de charité.

      «La charité, ma chère Mathilde, est à la fois et selon les cas la plus belle des vertus ou la plus utile des industries. Tu as tes pauvres, et Dieu seul pourrait nous dire comme tu les aimes, comme tu les soignes, comme tu les choies; mais ce que fait ta main droite, ta main gauche n'en saura jamais rien. J'ignore si Mme Corneuil a souvent vu des pauvres ou des pauvresses; en revanche, elle va, elle vient, elle se remue, elle s'intrigue, elle pérore, elle est de six comités, de douze sous-commissions; c'est une quêteuse incomparable, une caissière très experte, une trésorière fort entendue, une vice-présidente accomplie. Oui, ma chère, on assure que personne ne préside comme elle. Voilà de fameux placements et le meilleur moyen de se pousser dans le monde. J'ajoute que, si elle ne fait plus de vers, elle n'a pas renoncé à la prose. Elle a composé un éloquent traité sur l'Apostolat de la femme, qui se vend au profit d'un nouvel hospice et qui en est à sa cinquième édition. Les sonnets étaient sublimes; son traité est plus que sublime. C'est un amalgame des tendresses de saint François de Sales et des spiritualités de sainte Thérèse; jamais on n'a tenu la dragée si haute à notre pauvre espèce humaine; ce n'est plus de l'air respirable, c'est du pur éther. Je serais curieux de savoir ce qu'en ont pensé M. Corneuil et Périgueux.

      «Le joli garçon qui m'a fourni ces détails s'en expliquait sur un ton railleur; je m'avisai de lui demander... Il m'interrompit en me disant: «On n'en sait rien, les heureux qu'elle a pu faire ont été discrets. A mon avis, elle est froide comme glace, et si jamais elle fait une faute, c'est qu'elle y trouvera son compte. Elle pêche à la ligne dormante; quand le poisson mord, tant pis pour lui, elle n'y est pour rien. Ce qui est certain, c'est qu'elle a l'oreille prude et qu'elle entend qu'on la traite en divinité et qu'on la nourrisse d'ambroisie, sans lui ménager l'encens. Je doute que sa vertu lui soit chère; mais elle tient beaucoup à sa réputation par souci de l'avenir. Elle aspire à devenir une puissance, à être quelque chose dans la politique, et comme elle est persuadée que M. Corneuil en a dans l'aile, son rêve est d'épouser quelque jour un beau nom ou un député; en ce cas, c'est elle qui à son tour sera le teinturier.» Le joli garçon me disait tout cela avec aigreur. J'ai appris dans le cours de la conversation que depuis près d'un an il n'a pas dîné ni remis les pieds chez Mme Corneuil. J'en ai conclu qu'il s'était bercé d'audacieuses espérances, qu'il avait trop osé, et que, le jour où le fameux salon a été nettoyé, il ne s'était pas trouvé du côté du manche de l'époussette. Montesquieu avait coutume de dire: «Le Père Tournemine et moi, nous nous sommes brouillés, et il ne faudra pas nous croire quand nous parlerons l'un de l'autre.» Je ne crois qu'à moitié les récits de mon jeune homme, je le soupçonne d'avoir chargé les couleurs; mais donnez donc à dîner aux gens! Ce sont de fameuses dupes que les amphitryons.

      «Voilà mes renseignements, ma chère Mathilde; dis-moi ce que tu en comptes faire. Là-dessus, ton vieil oncle t'embrasse tendrement, non sans regretter un peu que cela ne tire pas à conséquence.

      «P. S.—Je rouvre ma lettre. Je sortais pour la jeter à la boîte en allant dîner, quand par une grâce du ciel je rencontrai au coin de la rue de Choiseul maître Papin, dont l'éloquence fit donner jadis gain de cause à l'aimable femme que tu as prise en grippe, on ne sait pourquoi. J'avais eu l'occasion de le consulter touchant une affaire qui m'était recommandée, nous sommes restés bons amis, et, comme je savais qu'il avait gardé les meilleures relations avec sa blonde cliente, je l'accostai pour lui en demander des nouvelles. Ma chère, les histoires du bon jeune homme sont sujettes à caution; tout au moins n'est-il pas au courant. Mme Corneuil a encore changé de manière, et je commence à croire qu'elle en change trop souvent. Je crains qu'elle n'ait pas cet esprit de suite, cette persévérance, que demandent les grandes entreprises; les impatients, qui procèdent par à-coup, me font douter de leur avenir. Aux premiers mots que je lui dis, maître Papin se rengorgea, fit le gros dos, ce gros dos qui est particulier aux avocats, le dos d'un homme qui porte l'univers sur ses robustes épaules et qui s'arc-boute pour ne pas le laisser tomber. Du même ton qu'il apostrophe le ministère public:—Monsieur le marquis, s'écria-t-il, cette femme est tout simplement un prodige de vertu chrétienne. Elle apprit il y a dix-huit mois que son mari était gravement attaqué de la poitrine. Qu'a-t-elle fait? Oubliant ses griefs, ses légitimes ressentiments, elle a couru le retrouver à Périgueux, elle s'est réconciliée avec lui. On a conseillé à M. Corneuil de partir pour l'Égypte; elle a tout quitté pour l'accompagner et pour se faire la garde-malade d'un brutal dont les violences avaient mis ses jours en danger. Oui ou non, avais-je raison d'affirmer à la cour que Mme Corneuil est un ange?—Tudieu! lui dis-je, ne vous échauffez pas. J'admire autant que vous ce beau trait; mais, mon cher maître, ne pourrait-il pas se faire qu'après avoir obtenu, grâce à vous, la moitié de la fortune, cet ange se proposât d'avoir le reste par voie d'héritage?Il fit un geste d'indignation; son dos grossit encore.—Ah! monsieur le marquis, répliqua-t-il, vous n'avez jamais cru aux femmes, vous êtes un affreux sceptique.—Je le regardais, il me regarda; je riais, il se mit à rire; je crois que nous devions ressembler aux aruspices de Cicéron.

      «Ce qu'il y a de bon, ma chère Mathilde, c'est que tu n'as plus besoin de rien m'expliquer. Écoute-moi bien; voici exactement ce qui s'est passé. Ton fils Horace, cet égyptologue de grande espérance, qui me fait l'honneur d'être mon petit-neveu, est en Égypte depuis deux ans. Il y a rencontré une belle blonde, et pour la première fois son coeur a parlé; il n'a pu se tenir de t'en écrire, ses lettres sont pleines de Mme Corneuil, et ta sollicitude maternelle s'est éveillée. N'est-ce que cela? Fi donc! tu es ingrate envers la Providence. Tu avais mille fois reproché à ton fils d'être un garçon trop sage, trop sérieux, trop plongé dans ses chères études, un farouche Hippolyte de l'érudition, méprisant le monde, les plaisirs, les femmes, les affaires, et ne caressant d'autre rêve que celui de composer quelque jour un gros livre qui révèlera à l'univers étonné des secrets vieux de quatre mille ans. Tu t'étais flattée de le mettre à la Chambre, ou au Conseil d'État, ou dans la diplomatie; il t'a désolée par ses refus. Dès sa plus tendre enfance, il pleurait pour qu'on le menât au musée égyptien du Louvre. Il aurait pu dire, les yeux fermés, ce que contenaient l'armoire K et la vitrine Q de la salle des monuments religieux. Ce n'est pas ma faute; ce n'est pas moi qui l'ai fait.

      «Ce jeune homme vraiment extraordinaire n'a jamais été amoureux que de la déesse Isis, femme et soeur d'Osiris; c'est la seule intrigue compromettante qu'il ait à sa charge. Il ne s'est jamais intéressé qu'aux événements qui ont bien pu se passer sous le règne de Sésostris le Grand; les discussions les plus passionnées de nos députés et jusqu'aux gros mots qu'ils peuvent se dire lui ont toujours paru fades auprès de l'histoire intime des Pharaons. A tous les divertissements que tu lui as jamais proposés, il préférait un papyrus monté sur toile ou sur carton, un masque de momie, l'épervier, symbole des âmes, ou un joli scarabée doré, emblème de l'immortalité. J'en parle en connaissance de cause: il m'honorait de ses confidences. La dernière fois que je le vis, il m'en souviendra longtemps, je le trouvai enfermé avec un texte hiéroglyphique, disposé en colonnes rétrogrades et orné de figures au trait. Il témoigna quelque humeur d'être troublé dans son voluptueux tête-à-tête. En haut du manuscrit, on voyait un héroïne au visage jaune, aux cheveux peints en bleu, au front orné d'un bouton de lotus et d'un grand cône blanc. Je posai le doigt sur une des colonnes rétrogrades, et je dis à ce cher enfant: «Grand déchiffreur, que peut bien signifier ce grimoire?» Il me répondit sans se fâcher: «Mon cher oncle, ce grimoire, qui, ne vous en déplaise, est fort limpide et de la plus haute importance, signifie que l'intendant des troupeaux d'Ammon, grammate principal, Amen-Heb le véridique, et


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