Amours fragiles. Victor Cherbuliez

Amours fragiles - Victor Cherbuliez


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terre...» Je l'écoutais avec tant d'intérêt que le lendemain il pensa m'obliger en m'envoyant toute l'histoire d'Amen-Heb couchée par écrit. Je la relis une fois chaque année à la Saint-Horace. M'accusera-t-on de négliger mes devoirs de grand-oncle?

      «Ne le nie pas, ma chère, cette fureur faisait ton désespoir. De quoi te plains-tu donc? Voilà un garçon à demi sauvé. C'est le Ciel qui l'a adressé à Mme Corneuil; elle lui apprendra beaucoup de choses qu'il ignora et lui en fera désapprendre beaucoup d'autres: il boira dans ses beaux yeux l'oubli d'Aménophis III, de la dix-huitième dynastie, d'Amen-Apt la véridique et de l'homme au grand cône blanc. Ne lui envie pas ses tardifs plaisirs, sans compter qu'il est bon d'être charitable envers une pauvre garde-malade. Lui feras-tu un crime, à cette sainte femme, de se délasser de ses fatigues dans la société d'un beau jeune homme qui lui dit des douceurs en l'aidant à préparer ses tisanes? Tout est pour la mieux, ma chère Mathilde. Puisque l'occasion se présente de t'en faire l'aveu, j'étais un peu mortifié de penser qu'Horace, mon futur héritier, avait attrapé l'âge de vingt-huit ans sans que personne lui connût une maîtresse; son aventure me réjouit fort, et je suis bien tenté de faire mettre la chose dans les journaux. Mais toi-même, conviens-en... Les mères ont beau s'en défendre, rien ne les humilie tant que d'avoir un fils à qui le monde reproche d'être trop sage; c'est un affront qu'on leur fait et qu'elles ont peine à digérer. Dieu bénisse Mme Corneuil! La déesse Isis a trouvé à qui parler. Écris-moi incontinent que j'ai rencontré juste et que, toute réflexion faite, tu es aussi contente que moi.»

      Le surlendemain, le marquis de Miraval reçut de sa nièce la courte réponse que voici:

      «Mon cher oncle, votre lettre et les renseignements que vous avez eu l'obligeance de me procurer ont redoublé mon inquiétude. Ne doutez pas un seul instant que le jeune homme qui s'est brouillé avec Mme Corneuil n'ait dit vrai; c'est à une intrigante que nous avons affaire. Pourquoi faut-il qu'Horace se soit laissé prendre dans ses filets? Depuis que j'ai eu le malheur de perdre mon mari, vous avez été dans tous les cas importants mon seul conseil et mon suprême recours. Jamais je n'ai eu plus besoin de votre assistance. Je sais qu'il est cruel de vous arracher à votre cher Paris; mais je connais vos bons sentiments à mon égard, votre sollicitude pour les intérêts de notre famille, votre amitié presque paternelle pour ce pauvre et absurde Horace. Je vous en supplie, venez me trouver à Vichy; nous aviserons ensemble. Je vous appelle et je vous attends.»

      Mme de Penneville avait raison de croire qu'il en coûtait à son oncle de quitter Paris; depuis qu'il n'était plus diplomate, il ne pouvait se souffrir ailleurs. Dans les mois brûlants de l'été, alors que tout le monde s'en va, il n'avait garde de s'en aller. Il préférait aux plus belles sapinières les vernis du Japon et les ormeaux à petites feuilles qu'il apercevait de la terrasse de son cercle, où il passait la meilleure partie de ses journées et même de ses nuits. Cependant cet égoïste ou ce sage avait toujours pris à coeur les intérêts de son neveu, à qui il destinait son héritage, et au surplus il était curieux et ne s'en cachait pas. Il ordonna en soupirant à son valet de chambre de préparer ses malles, et le soir même il partait pour Vichy.

      Prévenue par une dépêche, Mme de Penneville l'attendait à la gare. Du plus loin qu'elle l'aperçut, elle courut à sa rencontre et lui dit:

      «Figurez-vous que cette femme est veuve et qu'il s'est mis en tête de l'épouser!

      —Ah! pauvre mère! s'écria le marquis. Cette fois, j'en conviens, le cas est grave.»

       Table des matières

      M. de Miraval ne s'était pas trompé dans ses conjectures; les choses s'étaient passées à peu près comme il l'avait pensé. Le comte Horace de Penneville avait fait au Caire la connaissance d'une belle blonde, et pour la première fois de sa vie son coeur s'était pris. On s'était rencontré au New-Hotel; dès les premiers jours, Mme Corneuil s'était mise en frais pour attirer sur elle les regards et les pensées du jeune homme. M. Corneuil ayant paru se ranimer et pouvant se passer de sa garde-malade, on avait profité de ce mieux trompeur pour visiter ensemble le musée de Boulaq, les souterrains du Serapeum, les pyramides de Gizeh et de Saqqarah. Horace avait pris au sérieux son métier de cicérone; il s'était fait une affaire et un plaisir d'expliquer l'Égypte à Mme Corneuil, et Mme Corneuil avait écouté toutes ses explications dans un profond recueillement, avec une attention émue, à laquelle se mêlaient par intervalles d'aimables transports. Elle était comme saisie et toute palpitante; au fond de ses yeux s'allumait une flamme sombre; elle possédait mieux que personne l'art d'écouter avec les yeux. Elle n'avait fait aucune difficulté d'admettre que Moïse a vécu sous Rhamsès II; elle avait paru charmée d'apprendre que la deuxième dynastie régna trois cent deux ans, que Menès était originaire de Thinis, et que la grande pyramide à degrés fut bâtie par Kékéou, le Céchoüs de Manéthon, par qui fut établi le culte du boeuf Apis, manifestation vivante du dieu Ptah. Elle éprouvait un enthousiasme de néophyte en se faisant initier aux sacrés mystères de la chronologie égyptienne; elle déclara que c'était la plus belle des sciences et le plus doux des passe-temps; elle jura d'apprendre à déchiffrer les hiéroglyphes.

      Ce fut dans une visite au tombeau de Ti, à la clarté rougeâtre des torches, que l'événement se décida. Ils examinaient dans une sorte d'extase tous les tableaux gravés sur la paroi de chacune des chambres funéraires. Il en est un qui représente un chasseur assis dans une barque, au milieu d'un marais où nagent des hippopotames et des crocodiles. Comme ils se penchaient sur ces crocodiles, Mme Corneuil, absorbée dans sa contemplation, fit un faux mouvement, et sa joue frôla celle du jeune homme; il sentit un frémissement qu'il n'avait jamais éprouvé. Elle sortit la première du tombeau; en la rejoignant, il fut comme ébloui; il découvrit tout à coup qu'elle avait un port de reine, des yeux bruns mêlés de fauve, les plus admirables cheveux du monde, qu'elle était belle comme un songe et qu'il l'aimait comme un fou.

      Quelques semaines après, M. Corneuil avait rendu son âme à Dieu, en laissant toute sa fortune à sa femme, qui l'avait soigné, il faut le dire, avec une héroïque patience. La veille du jour où elle devait s'embarquer pour emmener à Périgueux un cercueil plombé, Horace lui demanda la faveur d'un instant d'entretien, et le soir, sur la terrasse du New-Hotel, sous le ciel étoilé d'Égypte, dans un air délicieux où flottaient les grandes ombres vagues des Pharaons, il lui fit l'aveu de sa passion et tenta de lui arracher la promesse qu'avant un an elle serait à lui pour la vie. Ce fut alors qu'il put connaître toute la délicatesse de ce coeur d'élite. Elle lui reprocha, les yeux baissés, l'excès de son amour, lui représenta que le mort n'était pas encore enterré, qu'il lui répugnait de marier les roses aux cyprès et les pensées amoureuses aux longs voiles de crêpe. Mais elle lui permit d'écrire et s'engagea elle-même à lui donner réponse dans six mois; en le quittant, elle avait aux lèvres un demi-sourire infiniment pudique, mais fort encourageant. Il avait remonté le Nil; il avait gagné la Haute-Égypte, heureux de passer ses mois d'attente dans la solitude d'une Thébaïde, où les journées ont plus de vingt-quatre heures; on n'en a jamais trop pour déchiffrer des hiéroglyphes en pensant à Mme Corneuil. Les crocodiles devaient jouer un grand rôle dans cette histoire. Horace était à Kéri ou Crocodilopolis quand il reçut un billet parfumé et vraiment exquis, destiné à lui apprendre que la femme adorée passait l'été avec sa mère sur les bords du lac Léman, dans une pension située à quelques pas de Lausanne, et que, si le comte de Penneville s'y présentait, il n'aurait pas besoin de frapper deux fois à la porte pour qu'elle s'ouvrit. Il était parti comme une flèche, il était accouru d'une seule traite à Lausanne. Il avait écrit de là à Mme de Penneville une lettre de douze pages, où il lui racontait son heureuse aventure avec des effusions de tendresse et de joie bien propres à la désespérer.

      L'oncle et la nièce employèrent toute leur soirée à causer, à délibérer, à discuter. Comme il arrive d'ordinaire en pareil cas, on répétait jusqu'à vingt fois les mêmes choses; cela n'avance à rien, mais cela soulage. M. de Miraval, qui prenait rarement les choses au tragique, s'appliquait à consoler la comtesse;


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